En entrant chez le garagiste, elle comprit vite que ce dernier n’avait pas eu la même chance que la communauté inuite. Il gisait dans son atelier, du sang coulant de son crâne pour se mélanger avec le cambouis étalé par terre. Le fusil de chasse que Grace avait vu accroché au mur lors de son premier passage n’était plus là. Et il était fort probable que même en fouillant de fond en comble, elle ne retrouverait pas non plus les bâtons de dynamite qui servaient à déclencher les avalanches.
Elle s’enfonça dans le village jusqu’à ce que son téléphone capte enfin un réseau. Elle appela aussitôt la police de Nuuk et leur expliqua la situation. Les secours partirent sur-le-champ en direction de la communauté inuite dont Grace leur avait donné les coordonnées GPS.
Elle arriva sur place au moment où les sauveteurs terminaient d’embarquer Neil, et prit place à ses côtés après avoir dit adieu à Ayanna et sa famille. Puis l’hélicoptère s’éleva dans les airs.
En chemin, le médecin ne parut pas rassuré par l’état du scientifique. Selon lui, l’intestin avait été perforé, ce que confirma, quelques instants plus tard, le chirurgien qui avait examiné Neil à l’hôpital de Nuuk.
— Madame, il doit subir une opération, mais je ne suis pas sûr qu’il y survive… Il a perdu beaucoup de sang, il est très affaibli. Le risque d’arrêt cardiaque est très élevé.
— Quelles sont ses chances de survie ?
— Je dirais entre 20 et 30 %.
— Et si on ne l’opère pas ?
— Pardon ?
— Combien de temps pourra-t-il vivre si on ne l’opère pas ? Si on se contente de refermer la plaie superficiellement.
Le chirurgien considéra Grace avec méfiance.
— Six heures, peut-être, avant de succomber à une septicémie due au passage continu des germes de l’intestin dans le sang.
Grace demanda à parler au savant pour lui expliquer la situation.
Le médecin accepta et s’effaça pour la laisser entrer dans la chambre. Elle tira une chaise près du lit et parla de cette voix douce qui n’était que le reflet de sa profonde compassion.
— Neil, je suis désolée de tout ce que je vais devoir vous annoncer, mais je pense que vous voulez entendre la vérité.
Allongé dans son lit, le scientifique acquiesça d’un battement de cils.
— Si on vous opère, la probabilité que vous succombiez à l’intervention par arrêt cardiaque est comprise entre 70 et 80 %.
Grace attendit un instant avant de reprendre.
— Si on ne vous opère pas, la septicémie vous sera fatale d’ici six heures environ.
Neil hocha lentement la tête.
— Pour résumer froidement les choses, reprit Grace, si on vous opère, il y a un très fort risque que vous ne puissiez jamais vous rendre à la base militaire de Thulé. Et si on ne vous opère pas, vous vivrez le temps d’aller jusque là-bas, de voir ce qu’ils ont à vous montrer… mais vous mourrez aujourd’hui, de façon certaine.
— La question ne se pose pas, inspectrice. J’ai consacré ma vie à la recherche astrophysique… Rendre mon dernier souffle en voyant ce que personne n’a jamais vu et en aidant l’humanité à comprendre l’incompréhensible est la plus belle mort que je peux souhaiter…
Grace prit sa main dans la sienne.
Puis elle s’empressa de contacter la base militaire de Thulé. À peine avait-elle dit qu’elle travaillait avec Naïs Conrad de la DIA à la réceptionniste qu’on lui passa le général en chef. La déclamation du numéro 250687, donné par Naïs, fit le reste.
Une heure plus tard, à 13 h 54 précisément, Grace et Neil embarquaient à bord d’un bombardier médicalisé à l’aéroport de Nuuk, direction la base de Thulé, située à l’extrême nord-ouest du pays. Ce qui devait être depuis des années la destination finale de la mission de Naïs. Cet objectif pour lequel elle avait donné sa vie. Ce centre de recherche isolé, équipé de l’un des rares télescopes capables de percer les plus profonds secrets de l’Univers.
– 53 –
Une infirmerie avait été aménagée dans le bombardier et deux médecins veillaient sur la santé de Neil comme ils l’auraient fait avec un président. Allongé sur un brancard, une perfusion de kétamine dans le bras pour atténuer la douleur, le scientifique tourna la tête vers Grace, assise à ses côtés. Elle n’entendit pas ses premiers mots, couverts par le vrombissement des hélices, et approcha son visage du sien.
— Comment l’assassin d’Olympe a-t-il fait pour me retrouver ?
Grace avait redouté cette question dès qu’elle l’avait rencontré. Elle lui avoua la vérité en lui racontant le chantage auquel elle avait cédé. En revanche, elle ignorait comment Gabriel avait pu les suivre jusqu’à la cache de Neil.
Le savant soupira bruyamment et l’un des médecins lui demanda s’il fallait augmenter la dose d’antidouleur.
— Je serai incapable de réfléchir si vous m’en injectez plus.
Il ferma les yeux quelques secondes. Grace croisa le regard du soignant qui venait de se préoccuper de l’état de son patient. Elle y lut une profonde inquiétude. Il était clair que Neil vivait ses derniers instants.
— Votre téléphone, marmonna soudain Neil. Le lien que vous avez ouvert pour vous connecter au site de Reveal no steal… il y avait forcément un virus dedans. L’assassin a pu accéder à l’outil de localisation de votre portable, et même installer un mouchard qui active le micro de votre appareil et permet d’écouter les conversations environnantes. Olympe conçoit de multiples programmes de ce type…
— Dans l’urgence, je n’ai même pas pensé à cette éventualité, se maudit Grace. Si j’avais été plus vigilante, Naïs serait encore vivante…
Une secousse fit trembler l’avion et les deux médecins se précipitèrent pour maintenir Neil sur son brancard le temps que les turbulences cessent.
— Je suis désolé pour votre amie, reprit le savant quand le calme fut revenu. Mais vous ne pouviez pas penser à tout, inspectrice. Et le fait même que je sois là avec vous, en route vers cette base militaire, prouve que vous avez déjà anticipé beaucoup de choses… Prenez votre téléphone.
Grace s’exécuta. Neil lui donna une série de manipulations à opérer sur son appareil et parvint effectivement à révéler la présence d’un mouchard. Il aida ensuite Grace à l’effacer.
— Merci.
— Vous permettez que je regarde les travaux d’Anton que vous avez trouvés dans son cabinet secret ?
— Bien sûr.
Elle ouvrit le dossier approprié et fit défiler les photos pour Neil. Son attention sembla gagner en vivacité, comme si ces chiffres et ces calculs lui insufflaient un nouveau souffle de vie. Un sourire se dessina même au coin de ses lèvres.
— Que comprenez-vous ? demanda Grace au bout d’un moment.
— Lors de notre période de recherche libre chez Olympe, nous avons eu accès à toutes les dernières données astrophysiques recueillies par les satellites du monde entier, et cette image du fond diffus cosmologique a occupé nos esprits pendant de longues heures.
Il parlait comme un vieil homme évoque les meilleures années de sa jeunesse.
— Nous essayions de déterminer la nature exacte des anomalies énergétiques que l’on peut voir sur cette photo. Mais pour prouver ce que nous supposions, il nous aurait fallu des clichés plus précis dont la communauté scientifique ne disposait pas. Anton s’est acharné à faire des déductions probabilistes en fonction d’une multiplicité de paramètres potentiels. Il aurait pu y passer sa vie…
— Que supposiez-vous ? demanda nerveusement Grace. Une preuve d’une vie extraterrestre intelligente ?