Ils ne lui avaient posé aucune question au sujet du karaoké, sans doute parce qu’ils avaient pu s’assurer de sa présence là-bas. Il n’en était pas surpris. Il avait choisi cet endroit à dessein.
Elle leur avait montré les contremarques et la brochure de la manière qu’il lui avait indiquée. Elle avait répondu à leurs questions sur le film en se bornant à dire qu’elle ne se souvenait de rien de particulier en dehors de cela, conformément aux instructions qu’il lui avait données.
Les policiers étaient ensuite repartis, mais il ne pensait pas qu’ils en avaient fini avec ce sujet. Leur visite indiquait vraisemblablement qu’ils disposaient d’informations les conduisant à la soupçonner. De quoi pouvait-il s’agir ?
Ishigami se leva et prit son blouson. Il sortit de chez lui, muni de sa carte téléphonique, de son portefeuille et des clés de son appartement.
Il entendit quelqu’un arriver au moment où il s’engageait dans l’escalier. Il ralentit en se penchant légèrement en avant.
C’était Yasuko. Elle ne le remarqua pas tout de suite. Au moment où ils se croisèrent, elle s’arrêta, surprise. Ishigami garda la tête baissée mais il comprit qu’elle avait envie de lui dire quelque chose.
— Bonsoir ! dit-il avant qu’elle n’ait le temps de parler.
Il s’était efforcé de parler sur le même ton qu’avec n’importe qui. Il ne chercha pas à croiser son regard. Il ne ralentit pas non plus. Il commença à descendre l’escalier.
Une de ses recommandations à Yasuko était de se conduire avec lui comme avec avec les autres occupants de l’immeuble, car la police la surveillait peut-être. Elle dut s’en souvenir, car elle répondit “bonsoir” à voix basse en continuant à gravir l’escalier.
Ishigami marcha jusqu’à la cabine téléphonique, saisit le combiné et mit sa carte de téléphone dans l’appareil. La seule personne visible était le patron du petit bazar à une trentaine de mètres de la cabine. Il était en train de fermer son magasin.
— Oui, c’est moi, répondit presque immédiatement Yasuko.
Elle semblait avoir immédiatement deviné qui l’appelait. Cela lui fit plaisir.
— Bonsoir, c’est Ishigami. Il ne s’est rien passé de spécial ?
— Euh… La police est passée au magasin.
— Vous voulez dire chez Bententei ?
— Oui, c’était les mêmes inspecteurs que la dernière fois.
— Que voulaient-ils savoir cette fois-ci ?
— Si Togashi n’était pas venu chez Bententei.
— Que leur avez-vous répondu ?
— Qu’il n’était pas venu, bien sûr. Ils ont dit qu’il l’avait peut-être fait en mon absence et ils sont allés dans la cuisine. Mon patron m’a raconté qu’ils leur avaient montré des photos de Togashi en demandant s’il n’était pas passé. Ils me soupçonnent.
— Nous nous y attendions ! Vous n’avez pas besoin d’avoir peur. Ils n’ont rien demandé d’autre ?
— Ils m’ont aussi questionnée sur le bar où je travaillais avant. Il se trouve à Kinshicho. Ils voulaient savoir si j’y allais de temps en temps, si j’avais gardé des contacts avec des collègues là-bas. J’ai répondu non, comme vous m’aviez dit de le faire. Et je leur ai moi-même posé une question. Je leur ai demandé pourquoi ils m’interrogeaient sur le bar et ils ont dit que Togashi y était passé récemment.
— Ah ! Je vois, commenta Ishigami avec un hochement de tête, le combiné collé à l’oreille. Togashi y est allé pour se renseigner sur vous.
— Exactement. C’est de cette manière qu’il a appris que je travaillais maintenant chez Bententei. L’un des policiers a dit que puisque Togashi le savait, il aurait dû m’y rendre visite. J’ai répondu que cela ne changeait rien au fait qu’il n’était pas venu.
Ishigami se rappela la bonne impression que lui avait faite l’inspecteur Kusanagi. Il était sympathique et parlait d’un ton aimable, sans rien d’oppressant. Mais s’il travaillait dans ce service, c’est qu’il savait faire son métier. Il ne cherchait pas à terroriser les personnes qu’il interrogeait, mais à les mettre en confiance pour leur tirer les vers du nez. Il se rappela que Kusanagi avait remarqué l’enveloppe de l’association des anciens élèves de Teito et pensa qu’il devait être prudent.
— Il vous a demandé autre chose ?
— A moi, rien d’autre. Mais à Misato…
Ishigami serra plus fort le combiné.
— Ils l’ont interrogée ?
— Oui. Elle vient de me raconter qu’ils l’ont abordée à la sortie de l’école. Les deux policiers qui sont venus me voir.
— Misato est à la maison ?
— Oui. Je vais vous la passer.
Elle devait être à côté de sa mère car Ishigami entendit immédiatement sa voix.
— Que t’ont demandé les policiers ?
— Ils m’ont montré sa photo en me demandant s’il n’était pas venu à la maison.
Elle ne voulait pas prononcer le nom de Togashi.
— Et tu leur as répondu qu’il ne l’avait pas fait ?
— Oui.
— Ont-ils posé d’autres questions ?
— Oui, sur ce que je pensais du film, et si c’était bien le 10 que je l’avais vu. Ils voulaient être sûrs que je ne me trompais pas. Je leur ai dit que j’en étais absolument certaine.
— Ont-ils demandé autre chose ?
— Ils voulaient savoir si j’avais parlé du film à une amie. Ou si j’avais envoyé un mail à quelqu’un à ce sujet.
— Que leur as-tu répondu ?
— Que je n’avais pas envoyé de mail, mais que j’en avais parlé à une amie. Ils m’ont demandé de qui il s’agissait.
— Tu leur as dit ?
— Je leur ai donné le nom de Mika.
— C’est à elle que tu as parlé du film le 12, c’est ça ?
— Oui.
— Très bien. Tu as bien fait. Ils t’ont posé d’autres questions ?
— Rien de spécial. Ils voulaient savoir si j’aimais le collège, si le badminton était dur… Je me demande comment le policier savait que je joue au badminton, parce que je n’avais pas ma raquette avec moi.
Ishigami devina qu’il avait dû la voir dans l’appartement. La plus grande circonspection était nécessaire avec celui-là.
— Que pensez-vous de tout cela ? demanda Yasuko en reprenant le téléphone.
— Tout va bien, déclara Ishigami avec conviction, afin de la rassurer. Tout se passe comme je l’avais prévu. Je pense que les enquêteurs reviendront vous voir, mais si vous vous conformez à mes instructions, tout se passera bien.
— Je vous remercie. Vous êtes la seule personne sur laquelle je puisse compter.
— Courage ! Faites preuve d’un peu de patience. Bien, à demain !
Ishigami raccrocha et récupéra sa carte téléphonique en regrettant de lui avoir parlé sur ce ton. Il s’en voulait de lui avoir dit : “Faites preuve d’un peu de patience.” Il ne savait pas combien de temps cela prendrait. Il avait eu tort, car il ne disposait pas de cette donnée.
Tout se passait cependant comme il l’avait prévu. Il avait compris que la police découvrirait rapidement que Togashi avait cherché Yasuko, et qu’elle avait besoin d’un alibi pour cette raison. Il s’était aussi attendu à ce que la police doute de celui-ci.
D’apprendre que les enquêteurs avaient rencontré Misato ne l’avait pas non plus surpris. Ils pensaient sans doute qu’il leur serait plus facile de démolir l’alibi de sa mère en passant par elle. Il avait pris toutes ses précautions, mais peut-être devrait-il à nouveau faire le point à ce sujet.