— Et tu es venu pour me le demander ?
— Ils ne manqueront pas de te faire cette requête officiellement. Ils souhaitaient simplement que je te sonde à ce sujet. Je pense que tu peux refuser, et même que tu devrais, mais c’est à toi de voir.
Yukawa semblait embarrassé. Ishigami trouvait difficile à croire que la police sollicite l’aide d’un simple citoyen pour cela.
— Ta visite chez Bententei était liée à cette histoire ?
— En toute honnêteté, oui. J’avais envie de voir de mes propres yeux à quoi ressemblait cette femme. Elle ne me fait pas l’impression d’être capable de tuer quelqu’un.
Moi non plus, faillit dire Ishigami avant de se raviser.
— Peut-être, mais il ne faut pas se fier aux apparences, non ? déclara-t-il.
— Certainement. Qu’en penses-tu ? Tu serais prêt à accepter la requête de la police ?
Ishigami fit non de la tête.
— Franchement, non. L’idée d’épier quelqu’un ne me plaît pas, et de toute façon, je n’aurais pas le temps. Ça ne se voit peut-être pas, mais je suis très occupé.
— Je peux l’imaginer. Bon, je le ferai savoir à Kusanagi. On n’en parle plus. Excuse-moi si je t’ai mis mal à l’aise.
— Mais non, pas du tout.
Ils étaient près du pont Shin-Ohashi et des cahutes des sans-abri.
— Il me semble que cette histoire est arrivée le 10 mars, reprit Yukawa. Kusanagi m’a dit que tu étais rentré assez tôt ce jour-là.
— Oui, je n’avais rien de particulier à faire, je crois que j’ai dit aux policiers que j’étais revenu vers sept heures.
— Et tu t’es ensuite mis à tes problèmes ?
— Oui, si on peut dire.
Tout en lui répondant, Ishigami se demanda si Yukawa cherchait à établir s’il avait un alibi. Si c’était le cas, cela signifiait qu’il le soupçonnait de quelque chose.
— Je ne t’ai pas demandé si tu as un autre hobby que les mathématiques.
Ishigami rit.
— Non, je n’ai rien qui y ressemble. Les mathématiques me suffisent.
— Tu ne cherches jamais à te détendre ? En allant faire un tour en voiture, par exemple ? demanda Yukawa en faisant le geste de tenir un volant.
— Même si j’en avais le désir, cela me serait impossible. Je n’ai pas de voiture.
— Mais tu as le permis, non ?
— Ça te surprend ?
— Non. Parce que même si tu as fort à faire, tu as pu trouver le temps de prendre des leçons de conduite.
— Quand j’ai décidé de quitter notre université, je l’ai passé en toute hâte. Je pensais que ça pourrait m’aider à trouver du travail. En réalité, cela ne m’a servi à rien. Il s’interrompit et regarda le profil de Yukawa. Tu voulais vérifier si je savais conduire ?
Le physicien cligna des yeux comme s’il était surpris.
— Non. Pourquoi ?
— J’en ai eu l’impression.
— Je n’avais pas d’intention particulière. Je me disais que tu aimais peut-être conduire. Et j’avais envie de parler d’autre chose que de mathématiques.
— De mathématiques et de ce meurtre, tu veux dire.
Yukawa le surprit en riant aux éclats alors qu’il avait parlé d’un ton sarcastique.
— Tu as tout à fait raison.
Ils s’arrêtèrent sous le tablier du pont. Un homme aux cheveux blancs faisait cuire quelque chose dans une casserole placée sur un réchaud. Une bouteille d’alcool était posée à côté de lui. D’autres SDF traînaient dans les parages.
— Bon, je vais te laisser. Toutes mes excuses pour t’avoir parlé de choses déplaisantes, lança Yukawa lorsqu’il arriva en haut de l’escalier du pont.
— Dis à l’inspecteur Kusanagi que je suis désolé de ne pas pouvoir l’aider. Et que je regrette de ne pas pouvoir lui fournir ma collaboration.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser. Tu permets que je revienne te voir un de ces jours ?
— Bien sûr mais…
— On parlera de mathématiques en buvant un verre…
— Ça ne serait pas plutôt de ce meurtre et de mathématiques ?
Yukawa haussa les épaules et fronça le nez.
— Ce n’est pas exclu. A propos, j’ai une idée pour un nouveau problème de mathématiques. Tu pourrais y penser si tu as le temps ?
— De quoi s’agit-il ?
— Qu’est-ce qui est le plus difficile : élaborer un problème que personne ne peut résoudre, ou résoudre ce problème ? En supposant que la réponse existe nécessairement. Tu ne trouves pas l’idée intéressante ?
— Très, répondit Ishigami en regardant Yukawa. Je vais y réfléchir.
Yukawa hocha la tête et lui tourna le dos. Il continua à marcher vers la rue.
9
La bouteille de vin était vide quand ils finirent de manger leur plat de crevettes. Yasuko but la dernière gorgée qui restait dans son verre et poussa un petit soupir. Elle n’arrivait plus à se souvenir à quand remontait la dernière fois qu’elle avait mangé de la cuisine italienne.
— Tu veux boire quelque chose d’autre ? demanda Kudo, dont le visage était légèrement rouge.
— Non merci, mais toi, tu en as peut-être envie ?
— Non, ce n’est pas la peine. Je prendrai plutôt un dessert, répondit-il avec un sourire, tout en s’essuyant les lèvres avec sa serviette.
Yasuko et Kudo avaient souvent dîné ensemble dans des restaurants italiens ou français à l’époque où elle était entraîneuse, mais c’était la première fois qu’il se contentait d’une seule bouteille de vin.
— Tu ne bois plus autant qu’autrefois, on dirait.
Sa remarque le fit réfléchir.
— Tu as raison, je bois un peu moins qu’avant. Je vieillis, on dirait, dit-il en hochant la tête.
— C’est mieux comme ça. Il faut faire attention à ta santé.
— Merci ! répondit-il en riant.
Kudo l’avait invitée le jour même. Elle s’était demandé si elle devait accepter. Son hésitation était naturellement due à la situation. Le moment était mal choisi pour aller dîner le cœur léger. Elle se sentait aussi coupable vis-à-vis de Misato. Elle savait qu’elle redoutait l’enquête policière encore plus qu’elle. Yasuko était aussi préoccupée au sujet d’Ishigami qui l’aidait inconditionnellement à dissimuler le crime.
D’un autre côté, il était essentiel qu’elle se conduise normalement en ce moment. Refuser une invitation à dîner d’un ancien client fidèle n’aurait pas été “normal” pour une femme qui avait travaillé dans un bar. Sayoko aurait pu commencer à douter de son innocence si elle avait appris que Yasuko avait dit non à Kudo.
Elle se rendait cependant compte que ces justifications n’étaient précisément que cela. La raison la plus importante, et de très loin, qui l’avait conduite à accepter, était son envie de le voir.
Elle ne comprenait pas elle-même si elle était amoureuse. Avant de le revoir l’autre jour, elle ne pensait presque pas à lui. La vérité était probablement que pour le moment, elle avait de la sympathie pour lui, mais rien d’autre.
Pourtant, elle ne pouvait nier qu’après avoir accepté son invitation, elle avait senti l’excitation monter en elle un sentiment proche de l’effervescence qu’une femme ressent avant un rendez-vous avec un être cher. Sa température lui semblait un peu plus élevée qu’à l’ordinaire. Son trouble était tel qu’elle avait demandé à Sayoko la permission de partir un peu plus tôt pour avoir le temps de se préparer.
Cet émoi était peut-être lié à son désir d’échapper, ne serait-ce que temporairement, à la pression qui l’étouffait, d’oublier ce qui la tourmentait. Ou bien était-ce le signe que son instinct féminin qui avait longtemps été en sommeil se réveillait ?