Yasuko faillit lâcher son téléphone.
— Comment ça, avec lui ?
Sa voix tremblait.
— Le policier m’a dit : “J’ai entendu dire que vous avez un client qui vient chez vous parce que cela lui donne l’occasion de voir Mme Hanaoka”, et après, il m’a demandé de lui donner son nom. A mon avis, Kudo a dû lui en parler.
— Kudo ? demanda-t-elle sans comprendre le lien avec lui.
— J’ai oublié de te dire que je lui ai parlé de ce client qui vient tous les matins rien que parce que tu travailles chez nous. Il a dû le raconter à la police.
Elle établit le rapport. L’inspecteur qui avait rendu visite à Kudo était allé chez le traiteur pour vérifier cette information.
— Et que lui as-tu répondu, Sayoko ?
— La vérité, parce que je me suis dit que ce serait bizarre de la dissimuler. Qu’il s’agissait de ton voisin, le prof de maths. Mais j’ai ajouté que rien ne le prouvait, et que ce n’était qu’une supposition de notre part.
Yasuko avait la bouche sèche. La police avait à présent une raison de s’intéresser à Ishigami. Etait-ce uniquement lié à Kudo ? Ou disposait-elle d’un autre indice ?
— Allô ! Yasuko !
— Euh… oui.
— Maintenant que tu sais ce que je lui ai raconté, j’espère que cela ne va pas poser de problème. On dirait que ça t’ennuie.
Elle se serait arraché la langue plutôt que de répondre oui.
— Non, pourquoi ? Il n’a rien à voir avec toute cette histoire.
— Oui, bien sûr ! Mais je tenais quand même à te le dire.
— Merci !
Yasuko raccrocha. Elle avait la nausée, presque envie de vomir.
Elle se sentait encore mal quand elle rentra chez elle. En chemin, elle s’était arrêtée dans un supermarché mais elle avait oublié ce qu’elle y avait acheté.
Ishigami était assis devant son ordinateur lorsqu’il entendit la porte de sa voisine s’ouvrir et se refermer. Trois photos apparaissaient sur l’écran. Les deux premières montraient Kudo, et la troisième, Yasuko, au moment où elle entrait dans l’hôtel. Il aurait préféré en avoir une où ils apparaissaient ensemble, mais il avait opté pour la prudence, de peur que Kudo ne le remarque, et parce qu’il aurait été terriblement embarrassé si Yasuko l’avait vu.
Ishigami avait prévu le pire. Ces clichés lui seraient utiles s’il devait se produire, mais il était déterminé à tout faire pour l’éviter.
Il leva les yeux vers la pendule. Il était près de vingt heures. Yasuko n’était pas restée longtemps avec Kudo. Il était conscient du soulagement que lui procurait cette idée.
Il prit sa carte téléphonique et quitta son appartement. Il suivit le même chemin que d’ordinaire dans la nuit, regardant attentivement autour de lui pour s’assurer que personne ne le surveillait.
Il pensait à sa conversation avec Kusanagi. Ses questions avaient été étranges. Elles étaient liées à Yasuko Hanaoka mais il avait eu l’impression qu’elles se rapportaient en réalité à Manabu Yukawa. Quelle était la nature de la relation entre les deux hommes ? Il ne savait pas s’il était considéré comme suspect et il avait du mal à décider quel devait être son prochain mouvement.
Il appela Yasuko sur son portable depuis la cabine habituelle. Elle décrocha à la troisième sonnerie.
— C’est moi. Je ne vous dérange pas ?
— Non.
— Il s’est passé quelque chose aujourd’hui ?
Il aurait voulu lui demander de quoi elle avait parlé avec Kudo mais il ne voyait pas comment aborder ce sujet. Il n’était pas censé le savoir.
— Eh bien, c’est que…
Elle s’interrompit comme si elle hésitait à continuer.
— Quoi donc ? Il est arrivé quelque chose ? demanda Ishigami en pensant que Kudo avait dû lui raconter des choses extraordinaires.
— Un policier est venu chez nous, je veux dire chez Bententei. Et j’ai appris qu’il avait posé une question à votre sujet.
— A mon sujet ? De quelle manière ? demanda-t-il en avalant sa salive.
— C’est un peu compliqué, mais le couple qui tient Bententei parle de vous de temps en temps… J’espère que vous n’allez pas vous fâcher…
Ishigami s’irrita de ces précautions oratoires. Elle ne devait pas être bonne en maths, se dit-il.
— Ecoutez, je ne vais pas me fâcher, alors allez droit au but, s’il vous plaît. Que disent-ils de moi ? demanda Ishigami en pensant qu’elle allait lui dire qu’ils le trouvaient ridicule.
— Moi, je leur ai dit qu’ils avaient tort, mais selon eux, c’est pour me voir que vous êtes un client fidèle.
— Quoi ? s’exclama Ishigami, en sentant sa tête tourner.
— Je suis confuse. Ce n’est qu’une plaisanterie, ils ne le pensent pas sérieusement. Ils n’ont pas de mauvaises intentions, ils n’y croient pas eux-mêmes, continua Yasuko du mieux qu’elle le pouvait, bien qu’il fût incapable de comprendre ne serait-ce que la moitié de ce qu’elle lui disait.
C’est comme ça que me voient les autres…
Ils ne se trompaient pas. La réalité était qu’il leur achetait une boîte-repas presque tous les jours dans le seul but de la voir. Il aurait menti en affirmant qu’il ne le faisait pas avec l’espoir qu’elle le remarque. Mais il brûlait de honte à l’idée que des tiers s’en étaient aperçus. A coup sûr, voir un homme aussi laid que lui s’amouracher d’une femme aussi belle que Yasuko devait les amuser.
— Vous êtes fâché ?
Ishigami se gratta la gorge.
— Non… Et que s’est-il passé avec l’inspecteur ?
— Euh… Eh bien, il était au courant et il leur a demandé qui était ce client. Et mes patrons leur ont donné votre nom.
— Je vois, fit Ishigami qui était couvert de sueur. De qui l’inspecteur tenait-il cette rumeur ?
— Je ne saurais vous dire.
— Il n’a pas posé d’autres questions ?
— Pas que je sache.
Le combiné collé à l’oreille, Ishigami hocha la tête. Ce n’était pas le moment d’hésiter. La réalité était indéniable : la police était en passe d’ajuster sa mire sur lui, même s’il ignorait ce qui l’avait menée à lui. Il lui fallait réfléchir aux mesures à prendre.
— Votre fille est là ?
— Misato ? Oui.
— Vous pouvez me la passer ?
— Euh… oui.
Ishigami ferma les yeux. Il réfléchit en se concentrant du mieux qu’il pouvait : Quels étaient les plans de Kusanagi et de ses collègues ? Qu’allaient-ils faire ? Quel serait leur prochain mouvement ? Il sursauta légèrement lorsque le visage de Manabe Yukawa lui vint à l’esprit. Que pouvait penser le physicien ?
Il entendit une voix de jeune fille dire : “Allô.” Misato avait pris le téléphone.
— Bonsoir, c’est moi, Ishigami, commença-t-il. L’amie à laquelle tu as parlé du film le 12 s’appelle bien Mika, n’est-ce pas ?
— Oui. Je l’ai raconté au policier.
— Oui, tu me l’as déjà dit. Mais tu en as une autre, qui s’appelle Haruka, non ?
— Oui, Haruka Tamaoka.
— Tu as discuté du film avec elle depuis ?
— Non, je ne crois pas. Enfin, peut-être qu’on en a un peu reparlé.
— Tu n’en as encore rien dit à la police, n’est-ce pas ?
— Non. Je n’ai parlé que de Mika. Parce que vous m’aviez dit que ce n’était pas la peine de mentionner Haruka.
— Oui, c’est vrai. Mais je pense que tu peux le faire maintenant.
Ishigami commença à lui donner des instructions précises tout en observant les alentours.
Une fumée grise montait du terrain vague adjacent au court de tennis. En s’en approchant, il vit Yukawa, les manches de sa blouse blanche retroussées, qui tapait avec un bâton sur le fût métallique à l’origine de la fumée.