— Tu dis ça comme si cela n’avait pas d’importance. Mon chef n’est déjà plus très intéressé par Ishigami. A ce rythme, bientôt je ne pourrai plus continuer à enquêter comme je l’entends. Voilà pourquoi je voudrais que tu m’expliques ce qui a attiré ton attention sur Ishigami. Yukawa, tu peux me bien me le dire, non ? Pourquoi ne veux-tu pas m’en parler ?
Peut-être parce que son ton s’était fait pressant, le physicien retrouva son sérieux et posa sa tasse.
— Parce que cela n’aurait pas de sens. Et que cela ne te servirait à rien.
— Comment ça ?
— La chose qui a fait que j’ai commencé à penser qu’Ishigami était peut-être lié à cette affaire, j’ai l’impression de t’en avoir déjà parlé plusieurs fois. Un détail anodin m’a fait remarquer qu’il avait des sentiments pour elle. Ce détail m’a donné envie de regarder de plus près s’il n’était pas impliqué dans cette affaire. Tu me demandes comment j’ai pris conscience des sentiments qu’il a pour elle et je ne peux que te répondre que c’était une intuition. Que j’ai probablement eue parce que je le connais un peu. Tu m’as souvent parlé de l’intuition des policiers, non ? Eh bien, il s’agit de quelque chose du même ordre.
— Je n’aurais jamais imaginé t’entendre dire une chose pareille. Toi, me parler d’intuition !
— Une fois de temps en temps, je peux, non ?
— Et si je te demandais de me dire à quelle occasion tu as remarqué cela ?
— Je refuserais de répondre, répondit Yukawa au tac au tac.
— Hein ?
— Parce que cela touche à son orgueil. Je ne peux en parler à personne.
Au moment précis où Kusanagi soupirait, quelqu’un frappa à la porte et un étudiant entra.
— Bonjour, le salua Yukawa. Désolé de vous avoir convoqué sans délai. Je voulais vous parler du rapport que vous m’avez rendu l’autre jour.
— Oui monsieur, fit l’étudiant à lunettes au garde à vous.
— Je l’ai trouvé très bien. Mais je voulais vérifier un point. Pourquoi avez-vous parlé de physique de la matière condensée à ce sujet ?
Le regard de l’étudiant se fit embarrassé.
— Parce que c’était un examen dans cette matière…
Yukawa sourit ironiquement et secoua la tête de côté.
— Le sujet appartenait en réalité à la physique des particules. J’aurais voulu que vous le traitiez sous cet angle. Je l’ai donné dans le cadre d’un cours de physique de la matière condensée mais vous avez eu tort de ne pas réfléchir à d’autres domaines. Soyez plus attentif, sinon vous ne serez jamais un bon scientifique. Les préjugés sont nos ennemis. Ils nous empêchent de voir ce que nous avons sous les yeux.
— Je m’en souviendrai, répondit l’étudiant en hochant la tête.
— Je vous donne ces conseils parce que vous en valez la peine. Merci d’être passé !
L’étudiant sortit du laboratoire après l’avoir remercié.
Kusanagi dévisagea son ami.
— J’ai quelque chose de collé à la figure ? lui demanda Yukawa.
— Non, pas du tout, mais j’ai l’impression que tous les scientifiques raisonnent de la même façon.
— Comment ça ?
— Ishigami m’a tenu le même langage, expliqua Kusanagi avant de lui résumer la conversation qu’il avait eue avec lui au sujet des problèmes d’examen.
— Les élèves qui laissent leurs a priori les égarer… Une formulation qui lui ressemble, sourit Yukawa.
La seconde suivante, son expression changea. Il se leva soudain de sa chaise, mit une main sur la tête et marcha jusqu’à la fenêtre. Puis il leva la tête comme pour regarder le ciel.
— Qu’est-ce qui te prend ?
Mais le physicien l’arrêta de sa paume tendue, comme pour lui intimer de ne pas troubler sa réflexion. Kusanagi se résolut à le regarder en silence.
— C’est impossible, murmura Yukawa. Il n’a pas pu faire cela…
— De quoi parles-tu ? ne put s’empêcher de demander le policier.
— Montre-moi le papier que tu avais tout à l’heure. La feuille de présence d’Ishigami.
Kusanagi s’empressa de lui obéir en la sortant de sa poche. Yukawa la contempla et grogna :
— Quand même… pas ça…
— Yukawa, dis-moi ce qui se passe ! Explique-toi !
Le physicien lui rendit la feuille.
— Je suis désolé mais j’ai besoin d’être seul maintenant.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Kusanagi n’était pas d’accord. Mais lorsqu’il regarda son ami, il ne sut plus que dire.
Son visage était déformé par la douleur et le chagrin. Kusanagi ne l’avait jamais vu réagir ainsi.
— Va-t’en ! Excuse-moi, répéta Yukawa dans ce qui était presque un gémissement.
Kusanagi se leva. Il avait encore beaucoup de questions à lui poser. Mais force fut d’accepter qu’il ne lui restait qu’à laisser son ami seul.
15
La pendule indiquait sept heures trente. Ishigami sortit de son appartement, sa serviette à la main. Elle contenait son bien le plus précieux, le dossier des recherches qu’il menait sur une théorie mathématique. Il les avait entamées des années auparavant. Cette théorie avait déjà été le sujet de sa maîtrise à l’université. Ses travaux n’étaient pas encore terminés.
Il estimait avoir encore besoin d’une vingtaine d’années pour les achever. C’était un minimum. A ses yeux, le sujet était si difficile qu’il méritait qu’un mathématicien y voue sa vie. Il était tout aussi persuadé d’être le seul capable de le faire.
Ishigami pensait souvent que sa vie serait parfaite s’il pouvait consacrer toute son énergie et tout son temps à ses recherches sans avoir à les gaspiller pour d’autres tâches. Chaque fois qu’il se laissait envahir par l’angoisse de ne pas parvenir au bout de son travail avant de mourir, il regrettait le temps passé à des choses sans rapport avec ses recherches.
Il ne pouvait envisager de se séparer de ce dossier. Sitôt qu’il avait une minute de libre, il se sentait obligé de faire progresser, ne serait-ce que d’un pas, ses travaux. Il lui suffisait pour cela de disposer d’un crayon et de papier. Il était comblé chaque fois qu’il pouvait le faire.
Il suivit machinalement son trajet habituel. Il traversa le pont Shin-Ohashi, descendit sur la berge de la Sumida. Les abris couverts de bâches en plastique bleu s’alignaient sur sa droite. L’homme à la longue queue de cheval blanche faisait chauffer une casserole sur un réchaud. Ishigami ne voyait pas ce qu’il y avait à l’intérieur. Un chien d’une race indéterminée, au pelage marron clair, était attaché à côté de lui. Il était assis, le dos tourné à son maître, comme s’il était épuisé.
L’homme aux boîtes de conserve en écrasait, comme à son habitude. Il parlait tout seul, à voix basse. Deux grands sacs poubelles remplis de boîtes écrasées étaient posés à côté de lui.
Il arriva au banc situé un peu plus loin. Personne ne l’occupait. Ishigami tourna un instant la tête pour y jeter un coup d’œil. Il ne ralentit pas.
Quelqu’un s’approchait de lui en venant de la direction opposée. C’était l’heure de la vieille dame aux trois chiens, mais ce ne devait pas être elle. Il releva la tête pour s’en assurer.
Il poussa un cri de surprise et s’arrêta.
L’autre personne n’en fit pas autant. Bien au contraire, elle vint à sa rencontre en souriant. Elle ne s’immobilisa qu’arrivée à sa hauteur.
— Bonjour ! le salua Yukawa.
Ishigami hésita une seconde et se passa la langue sur les lèvres avant de répondre :
— Tu m’attendais ?
— Evidemment ! répondit avec entrain le physicien. Enfin pas tout à fait. Je suis venu à pied depuis le pont Kiyosu, et je me suis dit que j’allais sans doute te croiser.