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Pendant ce temps, Aldo reprenait, bien contre son gré, l’état comparatif qu’il songeait à écrire touchant les différentes prisons qu’il avait eu l’occasion d’essayer et aussi de l’accueil qu’il y recevait… En général, sa mauvaise chance voulait que ceux qui l’y jetaient lui vouassent, dès l’abord, une antipathie parfaitement inexplicable. Seuls trois d’entre eux avaient échappé à cette malédiction : le commissaire Pierre Langlois, alors divisionnaire, le chief superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, et Patterson, le chef de la police métropolitaine de New York. Encore les deux premiers s’étaient-ils mués avec le temps en amis fidèles.

Mais ses expériences aux mains des policiers madrilènes, turcs ou versaillais par exemple n’étaient pas près de se laisser oublier. On l’avait traité comme un gibier de potence et, dans ces circonstances, son titre princier ne lui avait été d’aucune aide, bien au contraire. On aurait dit que faire passer de mauvais quarts d’heure au détenteur d’un si beau nom leur causait une joie comme on en rencontre rarement dans la vie. S’ils avaient pu, tels les Indiens d’Amérique, l’attacher au poteau de torture et improviser autour de lui une danse du scalp endiablée en poussant des cris gutturaux, leur félicité eût été complète !

Heureusement, le « commissaire » Bauer – ou quelle que soit sa qualification suisse ! – devant lequel il comparut à l’hôtel de police d’Yverdon semblait de mœurs bénignes. D’une froideur polaire, il se contenta d’informer ce « client » hors du commun du crime dont il était accusé et, sans écouter ses énergiques dénégations, lui demanda s’il avait fait le choix d’un avocat.

— Un : je n’en connais aucun ici, et deux : n’ayant jamais été effleuré par l’intention de tuer qui que ce soit, je ne vois pas pourquoi j’aurais dû m’offrir ses services. Surtout en Suisse alors que je suis vénitien !

— Peut-être, mais leur présence est obligatoire. Vous n’avez qu’à choisir parmi cette liste ! ajouta-t-il en lui tendant une feuille de papier.

— Pour être défendu par un jeunot sans expérience ? Merci beaucoup ! S’il le faut absolument, veuillez téléphoner aux bureaux de mon beau-père à Zurich pour m’en procurer un !

— Vous avez un beau-père à Zurich ?

— Apparemment !

— Et il s’appelle ?

— Moritz Kledermann, banquier. S’il est absent, son secrétaire saura où le trouver !

Le nom du milliardaire zurichois entama la cuirasse de certitude du policier :

— M. Kledermann est votre beau-père ? releva-t-il sans cacher sa surprise.

— Oh, c’est simple : j’ai épousé voici quelques années sa fille Lisa qui m’a donné trois enfants.

— Dans ce cas nous pouvons contacter votre femme à Venise ?

— Non. Elle est en ce moment chez sa grand-mère… en Autriche !

— Ah !

Le policier se demandait visiblement si l’on n’allait pas en arriver bientôt à faire appel à la Société des Nations4 ! Ce que devinant, Aldo lui demanda, en attendant, d’avoir l’amabilité de lui apprendre en détail de quoi on l’accusait au juste.

— Hier, aux environs immédiats de dix-sept heures, vous avez assassiné Georg et Martha Olger au domaine de la Seigneurie dont ils étaient à la fois les gardiens et les serviteurs.

— Assassinés ? Et comment  ? Je suis censé leur avoir tiré dessus ?

— Non. Vous les avez poignardés. L’arme a été retrouvée près des corps.

— Au couteau ? C’est bien mon genre ! fit Aldo qui remerciait mentalement le Ciel de l’avoir empêché de s’armer comme d’habitude en cas d’action violente en perspective, c’est-à-dire se munir de la lame fine et effilée liée, dans son étui, à son bras droit, ce qui permettait de la faire glisser d’une secousse dans sa main… (Il se contenta d’ajouter :) Et, naturellement, on y a trouvé mes empreintes digitales ?

— On n’en a relevé aucune mais je suppose que vous avez l’habitude de porter des gants ?

— Toujours quand j’assassine des gens !

Le pli qui se creusa entre les sourcils de Bauer fit comprendre à Aldo que son humour noir, s’il lui permettait de se détendre, n’avait guère de chance d’être apprécié par celui qui, pour l’instant, le tenait sous sa patte. Il poursuivit, sur un ton indifférent :

— Puis-je savoir aussi qui m’accuse ?

— Un voisin qui vous a vu partir en courant et qui a prévenu leur fils ! Vous n’allez pas nier vous y être rendu ?

— Non, mais il était à peine quatre heures quand je suis parti, et pas en courant. J’ai repris calmement ma voiture…

— Pour vous rendre où ?

— En France. Je voulais aller à Pontarlier ! J’ai dû passer la frontière à quatre heures et demie… Vous n’avez qu’à vérifier !

— Quand il s’agit des frontaliers, la surveillance n’est pas si sourcilleuse et vous avez une voiture immatriculée dans le canton de Vaud. Qu’alliez-vous faire en France ?

— J’allais chercher quelqu’un à la gare de Pontarlier !

— Il faut vous arracher les paroles ! Qui ?

— Je ne pense pas que cela vous regarde ! De toute façon, cette personne n’y était pas et je suis rentré à Sainte-Croix où l’on est venu m’appréhender, comme vous le savez aussi bien que moi. Et maintenant, j’aimerais savoir quelle suite vous comptez donner à cette lamentable affaire ?

— Si vous habitiez ici, je vous aurais peut-être mis en observation chez vous, mais vous êtes un étranger et la frontière française est trop proche. Pendant ce temps, vous vous procurerez un avocat, l’instruction se poursuivra et…

— Si je vous comprends bien, vous n’avez pas l’intention de continuer plus avant vos investigations. Vous êtes persuadé de tenir le coupable en ma personne et on va s’en tenir là ?

— Quoi que vous en pensiez, Monsieur, nous sommes des gens sérieux et ne faisons jamais rien à moitié. Si l’on vous relâche – en admettant que cela arrive et c’est tout le mal que je vous souhaite –, c’est que nous serons intimement persuadés de votre innocence. En attendant, vous resterez en notre compagnie. N’oubliez pas que l’on vous accuse formellement !

— Eh bien, soupira Aldo, ça va être gai. Puis-je au moins vous prier d’observer un maximum de discrétion jusqu’à ce que l’on vous ait démontré l’inanité de ces assertions et que je n’aie rien à voir dans ce double meurtre crapuleux ? J’ai une réputation à sauvegarder et il se trouve que j’y tiens !

— Nous verrons cela !

Quelques minutes plus tard, Aldo prenait possession d’une cellule – très propre au demeurant mais meublée sobrement d’un bat-flanc, d’un coin hygiénique et d’une pile de papiers chiffons. La propreté helvétique jouait à plein jusque dans les prisons et Aldo se demanda s’il verrait rappliquer chaque matin une femme de ménage avec balai, plumeau, etc.

Pas vraiment inquiet parce qu’il se doutait qu’Adalbert ne tarderait pas à remuer ciel et terre pour le sortir de cette souricière, il alla s’étendre sur sa planche et ferma les yeux afin de mieux réfléchir. Résultat, il s’endormit presque aussitôt…

C’est là que son inconscient l’attendait. Il eut un cauchemar dont le centre était Plan-Crépin. Deux hommes encagoulés étaient en train de la jeter dans le puits abyssal du fort de Joux au bord duquel Tante Amélie, agenouillée, sanglotait…

1 Voir Le Talisman du Téméraire, t. 1 : « Les Trois Frères », Plon, 2013.