Opale n’aimait pas du tout cette idée : une créature marine sous le contrôle de la fourmilière.
Les ouvriers néchiffes étaient assis dans leurs quartiers, à regarder mijoter leur bouillabaisse d’égout. Le Batteur prit sa gamelle et y transvasa une mesure du liquide, avec les yeux du bouillon gras et les fragments de basilic vert qui flottaient à la surface.
« Tu ne veux pas y ajouter une bestiole ? » proposa Ode, en fourrageant avec la louche.
Le Batteur sourit largement, dévoilant une dentition en mauvais état ; il ne lui restait que la moitié des dents sur la mâchoire inférieure, et aucune sur la mâchoire supérieure. « Je serais incapable de mastiquer. »
— « As-tu fait la demande d’un nouveau dentier ? »
— « Oui, et aussi d’un nouveau cristallin et d’une articulation de la hanche, comme d’habitude, » dit le Batteur. « Mais tu sais quel est mon ordre de priorité. »
Ode se rassit sans mot dire, et parcourut de la langue sa propre dentition, également abîmée. Lui aussi aurait eu besoin de pièces de rechange. Les Égoutiers rentrèrent en pataugeant et déversèrent leur dîme dans le tobogan aboutissant au Synthé. Ils s’assirent et se versèrent des bols de soupe chaude.
« C’est votre quart, » dirent-ils.
Ode et le Batteur terminèrent leur repas et enfilèrent leurs bottes. L’odeur saumâtre était accablante. L’Égoutmache s’alluma d’une lueur ambrée.
« Mes senseurs indiquent une perturbation importante. Ne prenez pas la relève. Courez au panneau de sortie. »
Ode scruta, les yeux plissés, l’obscurité du puisard. « Éclaire-moi de ce côté. J’entends quelque chose. »
« Mes lampes ne sont pas assez fortes. Courez vers la sortie. »
« On dirait que les vagues clapotent contre quelque chose à une dizaine de mètres d’ici. » Sa lampe de ceinture s’alluma. Il eut la brève vision d’une paroi moirée et humide.
— « Cette chose ne devrait pas être ici, » dit Ode.
Ils remontèrent l’échelle quatre à quatre, vers leurs quartiers.
« Vous avez fait vite, » dit Furlong. Il affichait une amabilité insolite. « Est-ce vous, les gars, qui avez flanqué la dernière fournée de gadoue dans le Synthé ? »
Ode désigna les Égoutiers qui faisaient la queue devant le Rafraîchisseur.
« Où avez-vous ramassé ça ? » interrogea Furlong.
L’un des travailleurs, encore tout rose du récurage et fleurant bon, s’avança, chargé d’un paquet de vêtements en textile d’ordonnance craquant. Il jeta un regard à l’objet blanc qui avait la taille d’un petit pois. « Oh ! l’otolithe fossile ? »
— « Non, ce n’est pas une concrétion fossile ! Regardez ce rapport de la Triemache du Synthé. Pas de filtration, de dépôt ionique ni d’usure superficielle. Les isotopes s’y trouvent dans une proportion qui prouve qu’il est contemporain. »
— « Contemporain ? » s’exclama l’homme, en laissant tomber son paquet. Ode et le Batteur se levèrent d’un bond.
— « Oui, » dit Furlong. « La moitié du personnel du Bio est en train de descendre. Ils veulent savoir où ils doivent commencer les fouilles. »
Ode ouvrit la bouche pour faire état de la perturbation dans le puisard, lorsque les Échantillonneurs se précipitèrent en foule dans le bâtiment. Ils déroulèrent dans les couloirs des bobines de câbles destinés à apporter l’énergie auxiliaire. Ils amenèrent des lampes à arc jusqu’au panneau de descente.
« Où ? » répéta Furlong.
— « Dans le delta. »
Les lampes à arc grésillaient dans les conduites tandis que les équipes d’Échantillonneurs se déployaient et commençaient à creuser et à tendre leurs filets.
« Descendez ces filets ici, dans le delta. »
— « Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? »
— « Oh, oh ! je crois que nous n’aurons pas besoin de ces filets. »
Attiré par les voix, Rorqual Maru descendait lentement l’égout, en direction du delta. Sa largeur était de quarante-cinq mètres, la moitié de celle de l’égout. Devant lui flottait un amas spongieux de biscuits détrempés par les embruns : sa cargaison. Les Néchiffes battirent en retraite lorsque sa coque énorme en forme de bernacle s’avança doucement dans la fange. Des optiques menaçants contemplèrent les hommes qui remplissaient leurs seaux avec des gestes nerveux.
Le Batteur les suivit lorsqu’ils remontèrent au Bio et regarda la Triemache qui émiettait les biscuits. Les plantes et les animaux étaient placés séparément sur de petits plateaux et soumis pour analyse au regard critique de la Filandière à gènes.
« Du plancton, » gazouilla Wandee. « Voyez cet imprimé. Nous avons là plus d’une centaine d’espèces que l’on croyait éteintes. »
— « Comment cela a-t-il pu se produire ? » demanda le Batteur. « Et d’où sortent-elles, ces créatures ? »
Wandee haussa les épaules. La Filandière étudia la question et demanda la participation du C.U., la mache de Classe Un, qui avait également des connections neurales avec tous les continents. Au bout de quelques heures, le Batteur obtint la réponse.
« La chute de météorites, » affirma le C.U. « La faune et la flore marines ont fait leur réapparition trois années virgule deux après qu’elle se soit produite. Un astro-blème a dû ouvrir un atoll ou libérer une étendue d’eau salée intérieure, où ces espèces avaient pu survivre. »
Le Batteur hocha la tête.
— « Une chance que la mer puisse à nouveau entretenir une forme de vie. Ce qui avait causé sa mort ne doit plus être actif à présent. »
— « Il semble que non. Ces espèces ont l’air florissantes. La mer doit regorger de nourriture, maintenant. »
— « Qui se chargera des récoltes ? »
Le peloton des porteurs d’insignes vêtus de combinaisons orange se faufila dans le bâtiment du Service des Égouts et l’un d’eux poussa doucement Ode du coude. Alors que le Grand Maître retraité ouvrait les yeux, l’enseigne lui tendit une combinaison de capitaine.
« Qui voulez-vous voir ? »
— « Vous, monsieur… mon capitaine, » répondit poliment l’enseigne. « On vous a donné le commandement. Nous naviguerons sur le râtisseur à plancton, Rorqual Maru, le bateau baleine. Ce sont les ordres du C.U., mon capitaine. »
Ode fit du regard le tour des visages juvéniles et placides de son équipage : des enfants à peine pubères. Il passa la combinaison et les bottes aux semelles épaisses. La ceinture était large et décorée. Le Batteur se redressa sur sa couchette pour assister à la nomination du capitaine Ode. Il secoua lentement la tête, se demandant pour quelle raison on chargeait un Grand Maître du commandement d’un râtisseur. Était-ce pour son expérience de la stratégie aux échecs, ou simplement parce que c’était lui qui, le premier, avait repéré le vaisseau rentrant au port ?
« Bonne chance, » dit-il tristement.
— « Souris donc, » dit Ode. « C’est un honneur de commander le premier vaisseau de la flotte de la fourmilière. Nous sommes à un tournant de l’histoire. Il y aura davantage de nourriture pour tous les Citoyens. On va réouvrir les chantiers pour construire des copies de Rorqual. Ce sera merveilleux pour tout le monde. »
— « Fais quand même attention, » l’avertit le Batteur. « Tu n’as pas l’habitude du Dehors. Personne ne possède beaucoup de renseignements sur les mers, à l’heure actuelle… »