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« Tu crois toujours que le bateau qu’Opale a vu était ton dieu ? »

— « Sûrement, » dit la mache. « La description lui correspond parfaitement. Même si la fourmilière en a fait une copie, on n’aurait pas planté d’arbres sur sa coque. »

— « Pourquoi ne répond-il pas ? »

— « Peut-être est-il en commande manuelle, ou peut-être a-t-on supprimé son système de transmission. »

— « L’océan est vaste, » dit Larry. « Il sera difficile de le retrouver s’il est sourd et muet. »

Ils continuèrent à dériver sur le courant jusqu’à ce que Trilobite remarque un objet familier dans l’écume qui bordait le rivage. Les biscuits de plancton s’étaient délités. La mache s’élança et en recueillit une bouchée.

« Je sais que c’était Rorqual. Son odeur imprègne ces biscuits. Il a dû passer par ici il y a quelques heures. »

— « Et c’est le récif d’Opale. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Il va revenir. »

Ils plongèrent vers le Relais. L’Homme aux écouteurs regarda les biscuits et hocha la tête.

« Il y a quatre heures. La même île flottante – ou le Léviathan – a laissé ces choses vertes dans son sillage. Elle se dirigeait vers le sud en longeant la côte. »

— « As-tu capté quelque chose d’inhabituel au moment de son passage ? »

— « Non. Jamais quand ce truc est là. S’il peut communiquer à distance, il n’utilise aucune des fréquences ordinaires. »

— « Trilobite croit qu’il peut parler. » L’Homme aux écouteurs fit un signe de tête dubitatif. « Il vaut mieux que les Océanides évitent de s’en approcher avant que nous sachions de quoi il retourne. »

Le capitaine Ode jouissait des luxes qu’étaient les savorisées à températures variables : parfait glacé et consommé bouillant. Les distributeurs munis d’une thermopompe étaient rares. Ode était habitué à faire chauffer sa soupe sur un réchaud individuel à serpentin. Et ce distributeur-là fabriquait même des glaçons.

Le houp houp houp de la sirène d’alarme le fit sortir de sa cabine. Les filets de fond ramenaient dans leurs mailles une forme humanoïde. Ode jeta un regard à l’écran de scrutation en profondeur et se dit qu’ils avaient sans doute capturé une sirène de canal ou un autre mammifère aquatique, mais lorsqu’il put regarder de plus près, il vit qu’il s’agissait incontestablement d’un hominidé, d’un primitif gigantesque et nu. De la grue tomba un filet en polymère souple qui tira le corps sur le pont. Les hommes d’équipages frémirent devant la taille de la carcasse ruisselante d’eau salée : un mètre quatre-vingts de long ; soixante centimètres et une cinquantaine de kilos de plus qu’un Néchiffe. L’être portait une ceinture de corde, sa peau coriace était couleur sienne brûlée, et ses grands pieds comportaient cinq orteils. Les marins se dispersèrent dans des crissements de bottes mouillées.

Le Comité des Objets Tranchants se réunit et remit au capitaine Ode une lame recourbée. Ode s’avança vers l’Océanide et le poussa du bout du pied. Il était froid, rigide, inanimé. Par mesure de précaution, Ode sectionna l’artère carotide gauche. Le sang était pourpre et ressemblait à de la gelée. Huit Néchiffes descendirent l’Océanide dans le congélateur. Ode regagna sa cabine et dicta son rapport à Rorqual. Il émit la théorie qu’ils étaient en présence d’un hominidé fossile charrié jusque-là par un courant de fond arctique, après avoir été délivré des glaces par la fonte. Théorie un peu tirée par les cheveux, mais il en savait peu sur le monde extérieur à sa fourmilière.

« Peux-tu envoyer ce rapport ? »

Un imprimé lui expliqua qu’on n’avait pas fini de remettre en état le système de transmission du bateau. Il haussa les épaules et descendit sous le pont pour activer les choses.

« Des racines dans les plaques ? »

Les Électrotechs étaient répartis sur toute la longueur du boyau de l’entrepont et, à l’aide de leurs petits outils, sciaient les racines noueuses et envahissantes, détachant d’épais éclats verts. Tout le système nerveux du bateau était court-circuité entre le cerveau antérieur et le cerveau postérieur.

« Combien de temps cela va-t-il prendre ? C’est notre second voyage ; vous ne semblez guère progresser. »

Le chef d’équipe se redressa et s’essuya les mains. Une paire de gants usés dépassait de sa poche. « Quelquefois, j’ai l’impression que les racines repoussent plus vite que nous ne les coupons. Et cet embrun ronge les fils électriques. »

— « Je veux qu’on répare la longue oreille, » dit Ode avec fermeté. « Ne pouvez-vous pas monter un système provisoire, des câbles de dérivation ou quelque chose de ce genre ? »

— « Il faudrait les faire passer par les coursives. Cela ne collerait pas avec les plans du bateau. »

— « Faites-le. Je veux que tous les systèmes de ce vaisseau fonctionnent. Tant pis si le travail n’est pas parfait. »

Des rouleaux de fils isolants furent déroulés à grand bruit tout autour du bateau. On ferma le circuit. Bientôt Rorqual entendit avec des oreilles supplémentaires et vit avec des yeux auxiliaires. La communication fut rétablie entre les cerveaux post et anté. Le rapport d’Ode fut transmis au C.U.

Il fit sensation. Les cinq-orteils étaient officiellement considérés comme une espèce éteinte, mais ce monstre Océanide n’était de toute évidence pas un fossile. Le sang ayant la consistance de la gelée est un sang encore frais. La matière qui tapissait l’intérieur de l’artère était encore blanche ; les tissus n’étaient pas encore altérés. Sur le continent, les imprimés parvinrent au Batteur et à Wandee.

Le Batteur se brancha sur la ligne de la longue oreille et appela Ode.

« Alors, tu es enfin parvenu à faire marcher ton transmetteur ? » fit Ode en souriant. L’écran montrait le nouveau bureau du Batteur dans le Service des Égouts, près des chantiers navals.

— « Nous attendions que tu aies réparé le tien, » dit le Batteur. « Ceci n’est pas un simple appel amical, mon vieux. Nous nous faisons du souci pour toi, avec cet Océanide sauvage. »

— « Un fossile intéressant. Mais tu devrais voir les poissons, si tu trouvais que ceux de la dernière fois étaient gros. Certains de ceux-ci font plus d’une livre ; on peut difficilement parler de zooplancton. »

— « Ce n’est pas un fossile. »

— « Absurde ! Les météores ne peuvent pas faire revenir nos ancêtres. Voyons, tout le monde sait… »

— « Ce n’est pas un fossile ! » répéta le Batteur. « Peut-être que ces êtres ont tout le temps été là. Quoi qu’il en soit… ils sont dangereux. »

Houp houp houp ! Cette fois, l’Océanide qui traversait le champ des scrutateurs était bien vivant. Il grimpa sur le pont et resta planté là, nu et dégoulinant, dominant les matelots, frappés de terreur. Les senseurs du pont réagirent au contact des pieds nus. Rorqual frémit. Les marins s’enfuirent dans un crissement de bottes. Deux hommes tombèrent par-dessus bord. D’autres se cachèrent dans les arbres.

« Comité des Objets Tranchants ! » hurla Ode.

Il n’y eut que deux membres du Comité pour se présenter dans sa cabine. Ils fourragèrent dans la serrure du coffre à armes ; mais il manquait deux clés. La porte ne bougea pas.

« Défendez le bateau ! » cria le capitaine. « Par n’importe quel moyen. »

Le hurlement de la sirène continuait à monter et à descendre, se lamentant sur le sort du navire. On avait même mis sous clé les couteaux et les fourchettes. Les matelots réticents qui remontèrent sur le pont n’étaient armés que de cruchons, de chaises et de lourdes bobines, sans aucune utilité. Le monstre hésita, baissant sur eux un regard déconcerté. Quelqu’un lui lança un boulon de dix centimètres. Il l’esquiva, mais ce geste clarifia la situation dans son esprit. Il se rua vers les petits Néchiffes, avec de grands moulinets de bras et de jambes. Bientôt, les ponts furent éclaboussés de sang rosé dans lequel se dessinaient des empreintes de pieds à cinq orteils. Les plaintes et les hurlements des blessés emplissaient les oreilles du bateau.