Le visage sur l’écran était vide d’expression ; c’était celui du docile capitaine de Poursuivant Deux. « Nous sommes passés trois fois au-dessus de cette zone que les cartes désignent comme le Récif Sud. Pas un dôme n’est vivant. »
Furlong contempla les photos. « On en a pourtant signalé dans les jardins, tout le long de la côte, à cet endroit. Ils doivent bien se trouver quelque part par-là. »
— « Désolé, monsieur. Il n’y a aucune trace. »
Le C.U. leur indiqua une nouvelle zone de recherches.
Rorqual glissait silencieusement sous l’horizon. « Nous devons éviter d’entrer en contact avant d’avoir vu comment ils ont armé ce bateau. La fourmilière a passé deux ans à le construire. La défaite infligée à Poursuivant Un a dû leur servir de leçon. »
ARNOLD était impatient. « Fonçons-leur plutôt dedans et écrabouillons-les avant qu’ils sachent ce qui se passe. »
— « Ils me détecteraient à peu près en même temps que je pourrais le faire. Je présume que nos senseurs sont similaires. »
Larry opina. « La fourmilière n’a fait aucun progrès en ce domaine au cours des mille dernières années. Au contraire, ils seraient plutôt en régression. »
— « O.K. ! » ARNOLD. « Ouvre ta longue oreille. Vois si tu peux capter quelque chose. Larry, comment as-tu organisé nos forces ? »
— « Six escadrons, un sur chaque pont et deux en réserve. Trois remplaçants pour les grutiers. »
— « Parfait. »
— « Annulez ça, » dit le bateau.
— « Comment ? » fit ARNOLD, surpris.
— « Annulez ce plan de bataille. Il échouera. Voici ce que j’ai pu capter des émissions de l’Armada. »
— « L’Armada ? » bégaya Larry, suffoqué.
L’écran se divisa en quatre portions. Chacune montrait une image différente d’un ensemble de bateaux. Il leur fallut le temps de comparer pour s’apercevoir que chaque vue était prise par le senseur d’un bateau différent.
« Regardez-moi ces grues ! Elles doivent être deux fois plus grandes que les nôtres ! » s’exclama Larry. « Et les grues avant sont aussi épaisses que des capsules de fret. »
— « Quatre navires ! » murmura le gros Har. « Eh bien ! s’il n’y a pas d’ARNOLD à bord, nous avons peut-être une chance… »
Les bateaux de la fourmilière paraissaient se livrer à des simulacres de combat. Deux d’entre eux se retirèrent de la bataille pour effectuer des manœuvres avec les grues. Lorsqu’ils enclenchèrent les grues compactes de l’avant, tout le vaisseau trembla. Les grues arrière au long cou lancèrent des charges explosives à cinq kilomètres. Des champignons de vapeur trouèrent la surface, aux points d’impact. Larry et les Océanides sombrèrent dans le désespoir. Seul ARNOLD restait optimiste.
« Nous sommes plus grands, plus forts, plus rapides, » dit le géant. « Si nous pouvons aborder un de ces navires… »
— « Négatif, » fit Rorqual.
Sur l’écran apparurent deux robots armés faisant tournoyer des casse-tête garnis de pointes. Les machines étaient lentes, maladroites, mais il y en avait toute une foule qui s’exerçaient sur le pont central. Certaines semblaient peser plus d’une tonne, manifestement trop grosses pour qu’un Océanide puisse les vaincre avec un javelot artisanal.
« Je crains que ces robots ne soient télécommandés, comme les grues, » dit Larry.
— « Exact, » dit Rorqual.
— « Et si nous attaquions ? »
— « Nous mourrions, » dit le navire. ARNOLD n’exprimait aucune crainte. Dans son esprit, il n’y avait pas d’alternative au combat. Il ne fuirait jamais. « Attaquons ! »
— « Mais nous ne pourrons pas les battre ! » hurla Larry, en faisant virevolter son torse autour de la table des cartes. « Il doit y avoir un autre moyen… »
— « Attaquons ! » répéta le géant.
Le gros Har et les Océanides considérèrent leurs armes fragiles, puis les formidables maches de la fourmilière sur l’écran.
— « N’existe-t-il pas un autre moyen ? » questionna Har.
Le navire éteignit l’écran. Silence. ARNOLD cligna des yeux. Il semblait sortir d’une transe : c’était ainsi que se manifestaient ses dispositions guerrières. « Quoi ? »
Rorqual fit demi-tour, en direction des îles. « Il y a peut-être un moyen. La probabilité de succès est faible mais significative. »
ARNOLD était sidéré. « Nous allons combattre ? »
— « Plus tard, » dit le bateau. « Nous avons des préparatifs à faire. »
Sur le chemin de l’archipel, ils s’arrêtèrent plusieurs fois dans de petites îles désertes, où le bateau ramassa quelques tonnes de pierres lisses et de sable. La cale se remplissait, et la ligne de flottaison du navire était de plus en plus basse.
En approchant de l’île qui était la demeure de Har, ils rencontrèrent dans la baie une flottille de canoës et de catamarans venus saluer leur victoire. Mais le comité d’accueil perdit de sa gaieté lorsque Rorqual lui ordonna de regagner le rivage.
« Jetez vos fleurs. Que les plus grands des catamarans viennent se ranger contre ma coque pour emmener les hommes d’équipage. Tout le monde doit débarquer, sauf ARNOLD. Dans les combats qui vont venir, je n’ai besoin que de mon capitaine. »
Larry contesta la décision du bateau, mais celui-ci n’en démordit pas. Adoptant peu ou prou l’apparente d’une divinité, il fit retentir sa voix comme un grondement de tonnerre sur les eaux : « J’ai apporté le guerrier à votre peuple ; il vous a laissé sa semence. À présent, nous devons aller au combat. Et nous irons seuls ! »
Le semi-humain grimpa le long de la corde jusqu’au mât du catamaran. En dessous, la foule des épouses et des enfants appelaient en pleurant leur ARNOLD. Rorqual s’éloigna, ses ponts désertés. Le docile matelot néchiffe attendit un moment avant de hisser la voile, par respect. La flottille regagna l’îlot.
ARNOLD était dans la salle des commandes, avec tout un arsenal auprès de lui : javelots néolithiques façonnés par les insulaires, pierres de jet, arcs et flèches utilisés pour la pêche, et sa fidèle bipenne. Les écrans avant lui donnèrent la position de l’ennemi. L’armada avait atteint l’horizon.
Brusquement, Rorqual vira à bâbord et mit le cap au nord, en longeant l’archipel.
« Est-ce pour éviter l’affrontement ? »
— « Pour le retarder, » dit le bateau. « Auparavant, nous devons accomplir une cérémonie. »
Ventre Blanc sortit de sa cachette. Elle portait un lavalava fleuri et tenait une fiasque de vin pourpre.
« Tu ne devrais pas te trouver ici ! » gronda ARNOLD.
— « Sa présence est nécessaire, » fit le bateau. Ventre Blanc retira son kilt coloré et monta sur la table des cartes, en cambrant le dos. Elle leva les pieds et s’étendit sur les imprimés craquetants, le nez et les orteils en l’air, les épaules en arrière et les talons joints. De la main gauche, elle versa une once du vin pourpre dans son nombril.
ARNOLD s’irrita. « Nous n’avons pas le temps de faire l’amour avant la bataille… »
— « Cette cérémonie est indispensable… Bois ! » ordonna le navire. Sa cybervoix se fit plus masculine, plus distante, impérative.
ARNOLD haussa les épaules. Il mit la main gauche sur l’épaule de la jeune femme et la droite sur son genou. Le vin était chaud et un peu salé. Elle remplit à nouveau la cavité biologique.
« Bois ! » ordonna de nouveau le bateau.