C’est un Rorqual victorieux qui fit défiler quatre cocons à sa remorque devant les canots décorés de guirlandes. ARNOLD et Ventre Blanc souriaient sur le pont avant.
Le gros Har et Larry inspectèrent leur Moissonneur. La bataille n’avait fait que d’infimes dégâts : quelques traces d’explosion ; des tôles froissées, et le mobilier des cabines humidifié ; mais rien de grave. Larry remarqua ça et là des bernacles à l’intérieur du navire.
« Comment as-tu fait ? Quatre navires, et à peine une égratignure ! »
ARNOLD frotta simplement les marques laissées par le harnais et rit. « Je ne me souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que Ventre Blanc est assurée de garder sa place auprès de moi l’année prochaine. »
— « Comment cela ? »
— « Elle va me donner un autre fils. »
Har et Larry hochèrent la tête. C’était compréhensible. On ne descendait pas sous l’océan avec une Océanide sans que les hormones restent inactives. Même durant le combat, ils avaient dû trouver le temps de se glisser dans un fossé pour copuler.
Les travaux sur les bateaux capturés commencèrent sur-le-champ. La poupe de Poursuivant Trois avançait dans la jungle tandis que sa proue inondée reposait sur le fond de la baie dans soixante mètres d’eau. Rorqual étudia les films de la bataille et décida qu’on pouvait transformer les robots tueurs pour en faire des réparateurs. Les Thons de fer furent fixés aux grues afin de repérer les navires sombres. Les matelots néchiffes remirent en état l’atelier.
Larry le semi-humain grimpa le long du câble, une main après l’autre, et installa son tronc dans la vigie de la grue droite deux. Les senseurs cliquetaient et scintillaient autour de lui. Il observa la troisième paire de grues qui entreprenaient la récupération des épaves.
« C’est toi, là-haut, dans le sensoriel de D-2 ? » brailla ARNOLD.
Larry se pencha et fit un signe au géant.
« Surveille le déroulement des opérations. Je vais mettre ma tenue d’ange et plonger. L’un des scrutateurs de fond a localisé un robot-tueur. »
— « O.K. ! » répondit Larry. Il regarda son capitaine ajuster ses ailes remplies de fluide. La grue D-1 le souleva et le déposa dans la mer. Larry ouvrit son petit écran pour contrôler à distance les travaux qui se poursuivaient au fond.
Les ponts de Poursuivant Trois avaient été déformés par la profonde morsure. Un élasmobranche Carnivore mordait dans un enchevêtrement de corps coincés dans le sabord avant. D’autres habitants des mers, affamés, se glissaient et ressortaient par les déchirures. Par moments, des bulles s’échappaient en grappe d’une cavité interne et montaient bruyamment danser à la surface. ARNOLD passa devant les grues bulldogs, puissantes et ramassées, du pont avant, et alla inspecter le poste de commande. L’écoutille était fendue et noircie. À l’intérieur, il découvrit un robot fracassé ; sa destruction était postérieure à celle du navire.
« Sois prudent, » l’avertit le semi-humain. « C’est le troisième robot que nous trouvons ainsi : ils ont l’air d’avoir explosé. Rapproche le Thon de Fer, afin que Rorqual puisse l’examiner. Qu’en penses-tu, mon vieux ? »
— « Autodestruction, » fit le bateau. « Attache-le à mon grappin. Nous allons l’étudier avant d’essayer d’en remonter d’autres. »
Les techs s’empressèrent autour de la carcasse tordue.
« Blindage grossier… guère plus que de la tôle à chaudière. »
— « Voilà ce qui reste du circuit d’autodestruction. On dirait qu’on a utilisé une charge d’explosif ordinaire. »
— « Pourriez-vous en désarmer un ? »
— « Oui, si ses circuits sont pareils à ceux-ci. » Rorqual usina pour le Thon de Fer de délicats manipulateurs. Larry, assis devant l’écran, surveillait le désarmement de chaque nouveau robot qu’on découvrait. L’une des plus grosses machines, d’un poids de deux tonnes, explosa tandis qu’on la hissait au-dessus des vagues. « Elle devait avoir deux circuits, » commenta Larry. « Mais cela nous apprend une chose. La submersion détraque le mécanisme. Celui-ci se déclenche quand la machine revient à l’air libre. »
Les guerriers-maches devinrent ouvriers-maches, sous la direction de Rorqual. La flotte Océanide prenait lentement forme dans le lagon tropical. Au fil des mois, la famille d’ARNOLD s’agrandissait. On confectionna pour Larry un nouveau mannequin.
Larry n’était pas très sûr de pouvoir s’adapter à l’Araignée d’Uréthane. « J’ai l’impression de chevaucher une pieuvre, » se plaignit-il. Le mannequin ne pouvait que faire vibrer sa membrane linguale endommagée. « Et à quoi vont me servir tous ces accessoires ? Quatre jambes ! Un arbre de transmission motrice et des montures filetées ! J’ai tout d’une mache sortie du magasin à outils ! Et ces bras sont peut-être pratiques quand il y a des choses à porter, mais, la plupart du temps, ils sont encombrants ! »
Rorqual calma l’homme-tronc. « C’est ce que nous avons de mieux. Nous allons tâcher de t’en trouver un ayant une forme plus humaine, mais, en attendant, celui-ci te fournira des jambes. Il comporte un Épurateur de Sang, si bien que tu pourras varier un peu ton régime. »
— « Voilà au moins une chose positive. Je commençais à en avoir assez de manger de la verdure trois fois par jour. Mais tous ces accessoires ? »
— « Les bras, l’arbre de transmission et les autres dispositifs s’escamotent. Le corps peut se rapetisser, à l’avant et à l’arrière, et les pattes arrière se replient dans celles de devant. Tu seras un bipède dans les salles de danse, et un quadrupède dans les montagnes. »
— « Un satyre ou un centaure… intéressant, » dit Larry. Il se rendit aux citernes qui contenaient ses fluides de perfusion. Il y ajusta le bac du mannequin et rechargea ses reins artificiels. « Tu ne parles pas beaucoup, hein ? »
Le mannequin se contenta de bourdonner.
« Tu fais du bon travail, » poursuivit Larry. « Tu sais lire les myogrammes, incontestablement. Je viens juste d’avoir l’idée d’avancer d’un pas, et tu l’as fait. Tu piaffes quand je suis énervé et que j’ai envie de taper du pied. Tu donnes des ruades lorsque je suis content. Tu as dû étudier le comportement des ongulés. Tu ne peux vraiment pas parler du tout ? »
Ce fut Rorqual qui répondit, par le haut-parleur du mannequin. « L’Araignée d’Uréthane est équipée d’un cybercortex juvénile, pas encore formé. Elle ne possède pas encore de personnalité propre. À mon bord, elle pourra entrer en participation avec moi, comme l’a fait Trilobite quand il était jeune. Si tu restes loin de moi pendant de longues périodes, elle mûrira et développera son individualité. Pour le moment, elle est ton cervelet et ton tronc cérébral, et sa fonction est reliée à la vessie, aux intestins et aux jambes. Parle-lui sans gêne, c’est à moi que tu parleras. »
— « Un cortex en apprentissage… avec pastilles de grenat bullomagnétiques ? »
— « Oui. Sors sur le pont pour t’entraîner au trot. » Le martèlement rythmique des sabots enchanta Larry : marche, trot, petit galop, grand galop. Tous les mécanismes fonctionnaient sans heurt.
« Salut ! » appela une voix féminine dans l’ombre du sabord avant. Un méli-mélo de maches de récupération entourait la lumière orangée émanant du magasin à outils, au-dessous. Larry le Centaure avança par petits bonds et regarda en bas. Les Maches Ponceuses et les Meules s’activaient, produisant un vacarme de quatre-vingt-dix décibels. Des éléments d’une Mache de Guerre étaient étalés sur les genoux d’un Tour mécanique.