— Je vous prie de m’excuser. J’espère que vous n’êtes pas trop émotif, mais il faut que vous l’identifiez, pour mon rapport…
Il souleva le drap. Malko eut un choc en reconnaissant la fille à la tache dans l’œil. Ses traits étaient calmes, mais elle avait les narines pincées et les traits livides.
— Mais qui l’a tuée ? demanda Malko.
Le Chinois secoua la tête :
— Nous ne savons pas. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé. Il y a une bagarre. Deux autres blessés ont pu s’enfuir.
Il soupira.
— Il y a encore beaucoup de points mystérieux dans ce kidnapping. Il semble qu’une bande rivale soit venue involontairement à votre secours. Dérangeant les plans de ceux qui vous enlevaient.
Malko regarda le visage cireux de la morte.
— Je ne peux vraiment pas vous dire ce qui s’est passé…
Il était sincère. Lorsque la masse de fonte avait fait éclater le cercueil, il était à demi assommé, à moitié asphyxié. Il n’avait pas la moindre idée de l’identité de ceux qui l’avaient sauvé. Encore un mystère car il avait fallu qu’ils soient avertis de toute l’opération. Ou qu’ils l’aient suivie…
L’inspecteur se pencha sur le cadavre, glissa la main entre les cuisses et retira ce qui parut d’abord à Malko être un bout de papier sanguinolent. Il le montra à Malko.
— Vous voyez, cette fille appartient bien à ce gang.
C’était un papillon. Pas un tatouage, mais une vulgaire décalcomanie décollée par le sang.
— Mais cette femme n’était pas tatouée, remarqua Malko.
L’inspecteur eut un sourire indulgent.
— Il y a longtemps que les membres des Sociétés Secrètes ne portent plus de vrais tatouages. Chaque fois que nous en prenions un, nous le forcions à l’enlever et il était condamné à deux ans de prison. Maintenant, tous portent des décalcomanies. Comme cette fille. En cas de rafle, ils peuvent les enlever rapidement…
Malko ne dit rien. Ainsi, c’était quand même Linda ! Il était secrètement déçu. Doublement parce que maintenant, il n’avait plus beaucoup de chances de retrouver Tong Lim. Sa tête lui faisait si mal qu’il avait surtout envie de se reposer. On rabattit le drap et ils quittèrent la morgue. Il dut encore signer son procès-verbal. Comme il ne se sentait pas le courage de conduire, il fit appeler un taxi. L’inspecteur l’accompagna jusqu’à la porte, lui serra la main.
— J’espère que vous ne garderez pas un trop mauvais souvenir de Singapore, dit-il. Mais, à l’avenir, soyez plus prudent.
Malko fut soulagé de quitter le grand bâtiment jaunâtre. Cinq minutes plus tard le taxi noir et jaune le déposait devant l’ambassade américaine.
— Ils se foutent de nous, dit sombrement John Canon, vous êtes codé par la « Spécial Branch » comme un « C.I.A. Operative ».
John Canon semblait vraiment concerné par l’histoire Lim. Il avait retrouvé avec soulagement la fraîcheur de son bureau après la chaleur lourde de Robinson Road. Maintenant il fallait faire le point. Et ce n’était pas brillant…
— Mais comment le savent-ils ? demanda-t-il.
L’Américain secoua la tête.
— J’ai été obligé de les avertir, après l’histoire de Margaret. Ils avaient votre signalement. Sinon, ils vous mettaient au trou.
— Vous voulez dire, fit Malko, que l’inspecteur qui m’a interrogé tout à l’heure, savait parfaitement qui j’étais.
— Right, fit John Canon. À propos, j’ai pu avoir le renseignement que vous m’avez demandé. La « crocodiles farm » de Ponggol appartient à un cousin de Tong Lim.
Malko tâta son sparadrap. Cet imbroglio chinois devenait de plus en plus obscur. Et dangereux.
— Qui m’a sauvé ce matin ? demanda-t-il.
John Canon secoua la tête.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Des Chinois sûrement. Mais pourquoi ?
— Parce que ceux-là veulent que nous retrouvions Lim, dit Malko. Mais si vous pouvez me dire pourquoi ils ne se sont pas manifestés autrement…
L’Américain ne répondit pas.
— Si on a voulu m’éliminer, continua Malko, c’est que j’ai une chance de retrouver Lim. Donc qu’il va venir à l’enterrement. Puisque Linda nous a trahis…
L’Américain semblait embarrassé et furieux.
— Il va falloir que vous gardiez un « low profile », remarqua-t-il. Sinon, les Singapouriens risquent de trouver un prétexte pour vous mettre au trou…
Malko réfléchissait. Il lui restait encore Sani, bien qu’il n’y croyait pas beaucoup. Et l’enterrement. Et ses mystérieux alliés. Mais il se sentait tellement mal en point qu’il avait surtout envie de dormir. Bien qu’il ne soit que midi.
— Essayez de savoir où et quand se passe ce fichu enterrement, demanda-t-il. Souhaitons que je sois assez solide pour y aller. Et que Lim s’y montre. Et qu’il me parle…
— Que le ciel vous entende ! fit John Canon, je n’ai jamais vu une histoire aussi embrouillée. En tout cas, c’est une grosse histoire. La façon dont on s’est attaqué à vous le prouve…
Malko se leva.
— John, dit-il, je suis sûr que la police est dans le coup. Surtout après ce que vous m’avez dit de la ferme de Ponggol. Ils ont fabriqué un faux rapport. Ils me surveillent à l’hôtel. Je l’ai su par une source sûre. Les gens qui m’ont attaqué dans Bugis Street sont des indicateurs de la « Spécial Branch »…
L’Américain jouait pensivement avec un crayon.
— Ce sont des présomptions, remarqua-t-il. Pas des preuves. Qu’on vous surveille, cela prouve seulement que votre couverture était trop voyante. Le reste, ce ne sont que des on-dits. Cette Linda n’est pas tellement digne de confiance.
— J’espère que vous avez raison, dit Malko. En attendant, je voudrais que vous fassiez deux choses pour moi.
— Je vous en prie, dit l’Américain. Quoi ?
— Un, que vous préveniez la « Spécial Branch », pour leur dire que je repars aux U.S.A. dès que mon état de santé me le permettra. Deux, que vous appeliez une ambulance pour me reconduire à l’hôtel.
John Canon le regarda, de l’inquiétude plein les yeux.
— Ça ne va pas ?
— Si, ça va, fit Malko, mais j’ai envie de continuer à aller. Plus on me croira en mauvais point, plus on me laissera en paix. Ensuite, je voudrais une protection sûre. Pouvez-vous arranger cela ?
John Canon fourragea dans ses épais cheveux gris, franchement embarrassé.
— Je n’ai pas tellement de gorilles. Ici, ce n’est pas comme au Viêt-nam… À moins que Ibrahim…
— Qui est Ibrahim ?
— Mon chauffeur. Un musulman. Brave type dévoué jusqu’à la mort parce que je lui ai prêté de l’argent pour acheter un appartement quand on a démoli son compound. Il vit seul ici. Sa femme est en Inde. Il va la voir tous les trois ans.
— Tous les trois ans !
John Canon eut un sourire en coin.
— Eh oui ! Il m’a avoué qu’une fois par semaine, il rangeait ma voiture dans un coin tranquille, il s’installait avec la photo de sa femme et il se masturbait… C’est son seul vice. Il ne dépense rien, ne se distrait pas.
— Va pour Ibrahim, dit Malko. Je risque d’en avoir besoin. Si Tong Lim est toujours vivant, on va encore essayer de m’empêcher d’aller à cet enterrement…
— OK, dit John Canon, je vous l’envoie en fin d’après-midi. D’ici là, bouclez-vous dans votre chambre et n’ouvrez à personne.
— I am Ibrahim, annonça le géant d’une voix douce.