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Quand la première marche craqua sous son pied, il s’arrêta encore, le cœur dans la gorge. Écouta. Cette fois, il perçut un bruit insolite, comme le pépiement de plusieurs oiseaux.

Lorsqu’il posa le pied sur l’épais tapis bleu du sous-sol, il était en sueur. Deux lanternes de papier dispensaient une faible lumière. C’était un petit hall aux murs décorés de quelques peintures chinoises.

Sa propreté contrastait avec l’abandon du reste de la maison. En face de l’escalier, il y avait une énorme porte de laque noire.

Malko s’approcha. Son pistolet dans la main droite. C’était une porte coulissante, faite de deux panneaux qui s’écartaient, rentrant dans le mur. Deux lourdes poignées représentant des dragons dorés permettaient d’ouvrir. L’odeur tenace du heng-kee suintait de sous la porte, presque insupportable. Malko écouta, essaya d’écarter un des battants de la main gauche. Il résista. Il fallait ouvrir les deux en même temps. Ils devaient être reliés par un système de contrepoids. Puis de toutes ses forces, il pesa sur les dragons. Mortellement inquiet, d’être parvenu si facilement à cette porte. Quel piège ce calme cachait-il ?

Sous sa pression, les deux battants de laque noire commencèrent à s’écarter.

Chapitre XV

Les deux battants de laque noire glissèrent dans le mur sans un bruit, révélant une pièce faiblement éclairée. Malko eut le temps d’apercevoir une énorme lanterne rouge et noire et de recevoir une bouffée d’odeur nauséabonde, à mi-chemin entre l’œuf pourri et le camembert trop fait, avant de faire un bond de côté, pour ne pas s’exposer dans l’ouverture. Collé contre le mur, la main sur la crosse de son pistolet, il avança prudemment la tête. Un tapis bleu épais semblable à celui du hall entra d’abord dans son champ de vision, puis un guéridon en teck incrusté de nacre et enfin l’amorce d’un étroit lit en partie caché par une colonne. Le fond de la pièce était dissimulée par un rideau rouge tombant jusqu’au sol.

Chaque muscle de son corps était contracté. C’était incompréhensible, inouï, qu’il ait pu parvenir jusque-là sans rencontrer personne. Avant d’avancer plus, il écouta encore. Les mêmes chants d’oiseaux métalliques se superposaient au bourdonnement de ses oreilles. Venant du derrière le rideau. Alors, d’un bond il entra dans la pièce.

L’abominable odeur lui coupait le souffle. Il aperçut sur le guéridon de teck une assiette dorée remplie de plusieurs quartiers de fruits, blanchâtres dans leur écorce verte. Des morceaux de « Heng-kee », le fruit aphrodisiaque. À côté il y avait un pot plein d’une gelée noirâtre. Il en avait déjà vu dans les pharmacies chinoises : un mélange de testicules de cerfs et d’ailes de mouche. Les Chinois adoraient ce genre de philtre…

Immobile, face au rideau, il appela doucement :

— Mr Lim.

Seuls les pépiements d’oiseaux lui répondirent. Étrangement métalliques. Si on avait voulu l’agresser, on aurait déjà eu mille fois le temps. Avant de s’assurer de la présence de Tong Lim, il referma les deux battants de laque noire, les bloquant par un loquet. Au moins, il était tranquille de ce côté. Avant d’explorer le rideau rouge, il s’avança vers la colonne qui dissimulait en grande partie le lit.

Il s’arrêta, interdit. Jamais, il n’avait vu un tel engin. Cela ressemblait à un lit de clinique, très haut, métallique, avec des boutons sur le côté, comme un tableau de commande, et toute une machinerie dessous. D’un côté le sommier se continuait par deux barres rondes recouvertes de cuir noir qui ressemblaient à de grosses barres parallèles, mais terminées par un dossier ! De la porte, Malko avait cru le lit vide.

Or, il ne l’était pas.

Une fille très jeune, une fillette plutôt, était étendue dessus, entièrement nue, sur un drap de soie blanche sur lequel se détachait son corps marron et gracile. Le regard de Malko s’y attarda avec une gêne grandissante. Aux yeux immenses très noirs, au visage ovale, on voyait qu’elle n’était pas chinoise. Ce devait être l’Indonésienne livrée par Linda. Encore une enfant.

Sa poitrine n’était qu’une esquisse, ses hanches avaient encore les aspérités de l’enfance, son sexe n’était habillé que d’un léger duvet. En dépit de son insolite position, elle ne portait aucune trace de violence. Les bracelets de cuir cernant ses poignets et ses chevilles étaient d’ailleurs doublés de velours.

Pourtant, lorsqu’il rencontra son regard, Malko eut du mal à ne pas détourner les yeux. Une expression de terreur insupportable agrandissait ses prunelles. Comme un animal promis à la vivisection. Instantanément, Malko fut certain que cette pièce avait été le théâtre d’un drame. Il se pencha sur la fillette, lui sourit.

— Don’t be afraid, dit-il doucement.

L’expression de la fillette ne changea pas. Ou elle ne comprenait pas. Ou son cerveau avait été paralysé. Car l’expression de Malko remplaçait les mots. Il se pencha sur les bracelets, voulant la détacher. Mais les bracelets étaient cadenassés.

Furieux de son impuissance, il s’avança vers le rideau rouge. Presque certain que Linda l’avait trahi. Pistolet au poing, de la main gauche, il écarta le rideau rouge et demeura pétrifié d’horreur. Le spectacle qu’il avait devant lui dépassait tout ce qu’il avait jamais rencontré au cours de sa longue vie d’aventures. Il dut faire un gigantesque effort de volonté pour ne pas s’enfuir, remonter à la lumière.

Fuir cette vision de cauchemar. Les chants d’oiseaux venaient d’un énorme lit rond de deux mètres de diamètre, recouvert d’un drap noir. Ce lit tournait lentement comme un gigantesque disque, se reflétant dans le miroir fumé qui tapissait le plafond.

Un homme était étendu sur le lit. Un Chinois à la calotte crânienne lisse et jaunâtre et aux longues moustaches noires. Comme la fillette, il était entièrement nu, attaché par les quatre membres à des anneaux de métal fixés au lit. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Ses membres étaient immobilisés par des filins d’acier traversant la chair de ses poignets et de ses chevilles de part en part.

Le torse du supplicié n’était plus qu’une masse rougeâtre dont le sang avait imbibé le drap noir. Des épaules à la taille, l’épiderme avait été découpé avec une habileté atroce, inhumaine, respectant les artères, les veines, les organes vitaux. L’homme avait été écorché vif, comme un animal de boucherie. Quelques lambeaux de graisse jaunâtre, de la chair sanguinolente. Les épaules révélaient les masses rouge-bruns des muscles mis à nu comme une planche anatomique. Des filets de sang avaient séché le long du corps, là où le couteau du bourreau avait enlevé une lamelle de peau. En un éclair, Malko se souvint de photos jaunies, aperçues jadis. L’homme qu’il avait devant lui avait subi le « Leng Tche », le supplice des Cents Morceaux, inventé par la Dynastie Mandchou, quatre siècles plus tôt. En 1975, à Singapour !

Il n’eut pas besoin de se rappeler la description de Tong Lim pour être certain qu’il s’agissait de l’homme qu’il cherchait depuis son arrivée à Singapour. En reculant, Malko marcha sur une paire de lunettes qu’il ramassa. Des verres épais de deux centimètres. Tong Lim n’en aurait plus jamais besoin. Derrière le lit, il y avait un seau plein de choses innommables. Les lamelles de chair que le bourreau avait enlevé un par un à sa victime.

Insoutenable !

Au moment où il allait fuir, laisser retomber le rideau, Malko s’aperçut de quelque chose d’inouï. Cette pauvre chose sanguinolente martyrisée, mutilée, vivait encore.

Entre les côtes mises à vif, une masse rougeâtre se soulevait faiblement et régulièrement, révélant les battements du cœur. Lents et irréguliers, mais réels.