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— Puis-je entrer quelques instants ? Je suis journaliste et je voudrais vous parler de votre mari.

— De mon mari…

Elle sembla encore plus inquiète, mais à regret, s’écarta et laissa entrer Malko.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, dit-elle. Je dois aller acheter à manger.

Il frôla au passage sa hanche élastique, et elle s’écarta vivement comme s’il l’avait brûlée. Elle était pieds nus. Le petit appartement était à peine meublé avec des nattes, un buffet chinois et des meubles en rotin. Malko s’assit sur un minuscule canapé qui craqua sous son poids. La veuve de Tan Ubin réapparut avec l’inévitable théière et s’assit en face de lui, les mains nouées autour de ses genoux. De larges cernes bistres soulignaient ses grands yeux noirs et ses mains n’étaient pas soignées. Machinalement, elle remonta son sarong encore plus haut. La pudeur personnifiée.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle. Excusez-moi, je viens juste de rentrer.

La présence de Malko semblait à la fois l’intriguer et l’inquiéter. Ce dernier but une gorgée de son thé avant de se lancer à l’attaque.

— Je suis journaliste et je prépare un article sur Mr Tong Lim. Je crois que votre mari enquêtait sur lui quand…

Sakra Ubin s’était raidie, l’air soudain buté. Elle le coupa brusquement.

— Je ne suis pas au courant de tout ça. Il faut aller à son bureau.

— J’y ai été, mentit Malko. Ils n’ont rien pu me dire. J’ai pensé que votre mari aurait pu vous parler de ce qu’il faisait.

Les grands yeux noirs n’avaient plus aucune vie.

— Il ne me parlait jamais de son travail.

Visiblement, elle n’attendait plus qu’un prétexte pour le mettre à la porte.

— De toutes façons, je ne comprends pas pourquoi vous venez maintenant, ajouta-t-elle. Mon mari est mort depuis plusieurs semaines déjà et je ne connais pas ce Tong Lim.

— Votre mari le connaissait.

Elle secoua la tête.

— Je ne crois pas. Je ne sais pas.

Remontant de nouveau son sarong, elle prit un air pincé qui ne convenait pas à son visage plein. Deux genoux ronds et mats apparurent qu’elle se hâta de cacher. Comme si Malko avait été entouré d’une auréole sulfureuse. Elle vida sa tasse de thé d’un coup.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez, dit-elle avec nervosité. Je voudrais qu’on me laisse en paix. J’ai… cela a été un choc terrible pour moi.

Malko approuva de la tête.

— J’en suis sûr. Mais, en étudiant les circonstances de la mort de votre mari, je me suis demandé si elle ne serait pas liée à son enquête…

Sakra Ubin se renfrogna encore plus.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Ce n’est qu’une hypothèse, avoua Malko. Pourriez-vous me dire dans quelles circonstances exactes votre mari a eu cet accident.

Sakra Ubin secoua la tête.

— Je ne sais pas… je ne veux pas parler de tout ça.

Elle mordit son épaisse lèvre inférieure, montrant des dents éblouissantes.

— Avec qui ?

— Il ne me l’a pas dit. Il n’a rien dit non plus au bureau.

— Et ensuite ?

Elle resta silencieuse ayant visiblement du mal à se maîtriser.

— On a retrouvé son corps le lendemain matin, dans un marécage près du village de Ponggol… Il avait été attaqué et dévoré par un crocodile.

Elle se tut. C’était difficile d’insister. Malko sentait bien qu’elle ne lui parlait que contrainte et forcée. Son récit recoupait d’ailleurs parfaitement celui de Jurong Suntory et ce qu’il avait lu dans le rapport de la C.I.A., il essaya de s’accrocher encore.

— Il y a des crocodiles à Singapour ?

Elle hocha la tête.

— Oh, c’est rare. Je crois. Sa voix se brisa. Oh, je vous en prie, ne me faites plus parler de cela…

Malko continuait à poser des questions.

— Que faisait-il dans ce marécage ? demanda-t-il. C’est quand même bizarre…

— Je ne sais pas, je ne sais rien, cria presque Sakra, demandez à la police…

Elle éclata en sanglots et Malko se tut. Il n’y avait rien de plus à en tirer. D’ailleurs Sakra se leva si brusquement qu’elle manqua défaire son sarong.

— Partez, dit-elle, partez, je ne veux plus parler de tout cela.

Elle le poussa presque jusqu’à la porte, retenant ses sanglots, ses grands yeux noirs humides de larmes. Le battant claqua derrière lui et il se retrouva dans le couloir aux murs de béton gris. Songeur. Il éprouvait l’impression diffuse que la douleur de Sakra Ubin n’était pas entièrement naturelle. Il descendit un étage de plus pour retrouver un ascenseur. Il lui restait une démarche à effectuer avant d’être réduit à faire du tourisme. Le Goodwood Hôtel était sur le chemin du Shangri-la. En sortant de l’hôtel, l’odeur de pourriture de la « Singapore River » agressa ses narines. L’eau était si polluée qu’elle en paraissait solide.

* * *

À la façon dont Phil Scott se regardait dans la glace du bar, Malko se dit qu’il devait être fou amoureux de lui-même. Assis sur un tabouret, le dos à la salle, l’Australien arrangea une mèche de ses cheveux très clairs et replongea le nez dans son verre. Malko l’observa. Il avait dû être très beau. La silhouette était encore athlétique, mais la peau du visage était légèrement couperosée. Le profil régulier, la mâchoire bien découpée. Un bel animal. La chemise de toile bleue moulait des épaules larges et une taille étroite.

Malko s’approcha, le bar était vide, à part quelques garçons chinois et l’Australien.

— Phil Scott ?

L’Australien tourna la tête vivement. Malko aperçut deux yeux d’un bleu délavé et une curieuse cicatrice à la pointe de son nez, comme si on lui avait retiré une verrue. Il portait un bracelet de cuivre autour du poignet gauche, avait l’air nerveux, aux aguets… Il scruta Malko avec intensité, à demi tourné vers lui.

— Oui, c’est moi.

Sur la défensive. Malko se hissa sur le tabouret voisin du sien. Avec un sourire encourageant. Le contact risquait de ne pas être facile avec un homme comme Phil Scott.

À l’expression de ses yeux pâles, Malko se dit qu’il devait se fier à son instinct et être perpétuellement sur ses gardes.

— Je suis un ami de Jurong Suntory, dit-il.

L’Australien lui lança un regard assez froid.

— Je ne vous ai jamais vu par ici, remarqua-t-il. Et je ne connais pas très bien Jurong Suntory.

Ce n’était pas encourageant. Malko se força à sourire.

— Je ne le connais pas très bien non plus, avoua-t-il. Je l’ai vu une fois dans ma vie. C’est un de mes amis de l’ambassade américaine qui m’a envoyé à lui. John Canon.

Phil Scott se détendit légèrement, lançant un regard en coin à Malko.

Façon détournée de faire allusion à la « Company ». Et si Phil Scott ignorait le véritable job de Canon, cela n’était pas grave. Mais instantanément, Malko sentit qu’il avait touché juste.

— Ah ! John ! Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. À Saigon, on a fait quelques virées ensemble. Cognac soda ?

Le barman s’approcha avec une bouteille de Gaston de Lagrange. Au même moment un garçon surgit et se pencha à l’oreille de Phil Scott. Celui-ci se leva en s’excusant et se dirigea vers le fond de la salle. Trente secondes plus tard, Malko vit apparaître dans la glace du bar le reflet d’une créature de rêve. Il se retourna pour la voir en chair et en os. Une longue fille au teint très mat, avec un visage rond presque enfantin, de grands yeux marron et des cheveux très courts collés en une sorte d’étrange casque doré. Elle s’arrêta, parcourut le bar des yeux, semblant chercher quelqu’un. Sa jupe découvrait d’interminables jambes fuselées jusqu’à mi-cuisses, le pull jaune moulait une poitrine abondante. Une métisse. En tout cas, une créature superbe. Elle s’avança avec timidité dans le bar. Elle avait la démarche dansante d’un mannequin. Malko l’observait avec délice. Il avait rarement vu une aussi jolie femme. Un des garçons lui dit quelque chose. Elle s’approcha alors de sa démarche dansante, salua Malko d’un signe de tête et demanda en anglais d’une voix très douce.