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— Bien sûr, dit Yara. Mais nous ignorons le prix en question. Pourquoi le dissimulez-vous ?

Elle le dévisagea, interloquée.

— Je n’en sais rien. Je ne m’étais pas rendu compte… Il faudra que j’y réfléchisse.

Yara se laissa aller contre son dossier, l’air épuisé. Il se frotta les yeux, les ferma. Au bout d’un moment, il souffla :

— Le don est la foudre.

À l’évidence, il citait le Dit.

Sutty revit de beaux idéogrammes haut sur un mur blanc plongé dans la pénombre… l’arbre à foudre deux fois fourchu s’élance du sol… Elle revit Sotyu Ang esquissant, de mains brunes usées par les ans, la forme d’un pic sur son cœur. Et le prix, rien…

Ils partageaient un silence pensif.

— Yara, demanda-t-elle au bout d’un long moment, vous connaissez l’histoire de Takiéki chéri ?

Il la dévisagea, puis acquiesça. À l’évidence, c’était un souvenir qu’il devait puiser dans sa lointaine enfance. Après un instant supplémentaire, il ajouta d’une voix assurée :

— Oui.

— Takiéki chéri était-il fou ? Après tout, c’est sa mère qui lui avait donné les fèves. Il avait peut-être raison de ne pas les céder, quel que soit ce qu’on lui offrait en échange.

Yara y réfléchit.

— Ma grand-mère m’a raconté cette histoire… Je lui ai dit… je me rappelle avoir pensé que j’aurais aimé aller partout, comme lui, sans personne pour me surveiller. J’étais petit, mes grands-parents ne me laissaient jamais sortir seul. Alors, j’ai dit qu’il avait dû vouloir continuer son chemin, plutôt que rester sur une ferme. Et Grand-mère m’a dit : “Mais qu’est-ce qu’il aurait fait une fois ses fèves toutes mangées ?” Et j’ai dit : “Il aurait peut-être pu marchander. Il aurait pu donner au maz une partie des fèves, et ne prendre que quelques-unes des pièces. Puis il aurait pu poursuivre sa route, et acheter quand même de la nourriture l’hiver venu.”

Il eut un pâle sourire à ce souvenir, mais il gardait un air troublé.

Il avait toujours l’air troublé, désormais. Son visage qu’elle se rappelait dur, froid, fermé, s’était ouvert sous les coups.

Il avait de bonnes raisons d’être troublé. Il n’arrivait pas encore à marcher. Son genou ne le soutenait guère que quelques minutes, et son dos l’empêchait de se servir des béquilles sans vives souffrances ; de plus, chaque fois, il courait le risque d’aggraver ses blessures. Odiédine et Tobadan lui faisaient faire des exercices tous les jours, avec une patience infinie. Yara, lui aussi, se montrait patient, et tenace, mais cet air troublé ne le quittait plus.

Deux groupes avaient déjà quitté le Giron de Silong, furtivement, à l’aube : quelques personnes, deux ou trois minules lourdement chargées. On était bien loin des convois décorés de bannières…

La vie dans les grottes était régie presque entièrement par la coutume et le consensus. Sutty avait remarqué qu’on évitait toute hiérarchie. Les gens veillaient à ne jamais faire état de leur rang. Elle en parla à Unroy.

— C’est ça qui a mal tourné durant les cent ans qui ont précédé l’arrivée de l’Ékumen, lui répondit celle-ci.

— Les maz patrons, hasarda Sutty.

— Les maz patrons, confirma Unroy en souriant.

Elle adorait l’argot de Sutty et ses archaïsmes hérités du rangma.

— La Réforme dovzienne. Les hiérarchies. Les luttes de pouvoir. D’immenses umyazu taxant les villages. L’usure fiscale et spirituelle ! Votre peuple a débarqué au mauvais moment, yoz.

— Les vaisseaux qui arrivent sur un nouveau monde le font toujours au mauvais moment.

Unroy la dévisagea, quelque peu étonnée.

S’il y avait des responsables au Giron de Silong, c’étaient les maz Ignéba et Ikak. Une fois le consensus général atteint, ils prenaient les décisions et endossaient les responsabilités. L’ordre et le moment de chaque départ relevaient de ces prérogatives. Ikak vint la voir un soir, au dîner.

— Yoz Sutty, si vous n’y voyez pas d’objection, votre groupe partira dans quatre jours.

— Tous ceux d’Okzat-Ozkat ?

— Non. Vous, Maz Odiédine Manma, Long et Iéyu. Un petit groupe, accompagné d’une minule. Vous devriez aller vite et atteindre les contreforts avant que l’automne ne soit sur nous ici.

— Très bien, maz. Je déteste laisser des livres non lus derrière moi.

— Vous pourrez peut-être revenir. Et les préserver pour nos enfants.

L’espoir fou qu’ils partageaient, qu’ils plaçaient en elle et en l’Ékumen l’effrayait chaque fois qu’elle constatait son intensité.

— J’essaierai, maz.

Puis :

— Et Yara ?

— Il faudra le transporter. Les guérisseurs disent qu’il ne sera pas en état de couvrir de longues distances à pied d’ici au changement de temps. Dans son groupe, il y a vos deux jeunes gens, et Tobadan Siez, ainsi que deux guides à nous, et trois minules et leur gardien. Plus de monde que la normale, mais c’est ainsi. Ils partiront demain matin, en profitant du beau temps. J’aurais aimé que l’on sache par avance qu’il ne pourrait pas marcher. On les aurait envoyés bien plus tôt. Mais ils prendront le chemin de Réban, le plus facile.

— Qu’adviendra-t-il de lui quand vous atteindrez l’Amaréza ?

Ikak écarta les bras.

— Que faire de lui ? Le garder prisonnier ! Il le faut ! Il pourrait dire à la police, très précisément, où se trouvent les grottes. Ils enverraient des gens, dès que possible, placer des charges explosives et tout détruire. Comme ils ont détruit la Grande Bibliothèque de Marang et toutes les autres. L’État corporatiste n’a rien changé à sa politique. Si vous arriviez à les convaincre, yoz Sutty… de laisser les livres en paix, de laisser l’Ékumen venir les étudier et les préserver… alors on le relâcherait, bien sûr. Mais, dans ce cas, ses compagnons l’arrêteront et l’emprisonneront pour avoir agi sans autorisation. Le pauvre, son avenir n’est pas très brillant.

— Il se pourrait qu’il ne dise rien à la police.

Ikak, surprise, l’interrogea du regard.

— Je sais qu’il s’était assigné pour mission de localiser la Bibliothèque et de la détruire. C’était même devenu une obsession. Mais il… il a été élevé par des maz. Et…

Elle hésita. Elle ne pouvait pas plus confier à Ikak les secrets de Yara qu’elle ne pouvait lui avouer les siens.

— Il a dû devenir ce qu’il était. Mais je crois que seul le Dit lui importe, désormais. Je crois qu’il en est revenu là. Je sais qu’il n’éprouve aucune inimitié envers Odiédine, envers personne ici. Peut-être qu’il pourrait séjourner en Amaréza au lieu d’y être tenu captif. S’y cacher.

— Peut-être, dit Ikak, plus sceptique qu’indifférente. Mais il est très difficile de cacher quelqu’un dans son genre, yoz Sutty. Il a un implant LIZ. Et c’est un officiel de haut rang, pour qu’on le charge de surveiller une Observatrice de l’Ékumen. Ils seront à sa recherche. Une fois qu’ils l’auront capturé, je crains fort qu’ils lui fassent dire tout ce qu’il sait, quels que soient ses sentiments.

— Dans ce cas, il pourrait rester caché dans un village pour l’hiver. Éviter de redescendre en Amaréza. J’aurai besoin de temps, maz Ikak Ignéba… l’Envoyé aura besoin de temps… pour parler aux gens… à Dovza-Ville. Si un vaisseau arrive l’an prochain comme prévu, nous pourrons évoquer le problème avec les Stabiles de l’Ékumen. Mais cela prendra du temps.

Ikak hocha la tête.

— J’en discuterai avec les autres. Nous ferons notre possible.