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— Les mécanismes de contrôle sont si envahissants et si efficaces qu’ils ont sans doute été institués pour contrecarrer une opposition puissante, vous ne croyez pas ? La résistance à l’État corporatiste a pu s’organiser autour d’une religion… une religion établie, très répandue. D’où la mise au ban des pratiques religieuses par la Corporation. Et l’instauration du Théisme national. La Raison déifiée. Le Marteau de la Science pure. Au nom duquel détruire les temples, interdire les prêches. Qu’en pensez-vous ?

— Cela me paraît concevable.

Ce ne devait pas être la réponse qu’il attendait.

Ils gardèrent le silence pendant une bonne minute.

— L’écriture ancienne, idéographique… vous la lisez couramment ? demanda enfin Tong.

— Je ne pouvais pas en apprendre d’autre, en formation. C’était la seule existante sur Aka il y a soixante-dix ans.

— Certes, dit-il avec le geste chiffewarien désarmant qui signifiait Veuillez excuser cet idiot. Comme ma planète ne se situe qu’à douze ans de distance, j’ai seulement appris la graphie moderne.

— Il serait étrange que je sois la seule personne sur Aka à savoir lire les idéogrammes. Parfois, je me suis demandé si c’était le cas. Sûrement pas.

— Sûrement pas, non. Quoique les Dovziens soient des gens méthodiques. Si méthodiques qu’en plus de bannir la graphie ancienne, ils ont méthodiquement détruit les textes préexistants : poèmes, pièces de théâtre, manuels d’histoire ou de philosophie. Quelque chose a-t-il pu leur échapper ?

Elle se rappela sa perplexité grandissante durant ses premières semaines à Dovza-Ville : elle n’acceptait pas la pauvreté, la vacuité de ce qu’on appelait des bibliothèques, ni les impasses où la conduisaient ses recherches, alors qu’elle croyait toujours qu’il devait bien subsister, quelque part, des vestiges de la littérature d’un monde entier.

— Aujourd’hui encore, s’ils découvrent des livres ou des textes, ils les détruisent, dit-elle. Un des départements principaux du ministère de la Poésie, le Bureau de recherche des livres, les trouve, les confisque et les fait réduire en pâte à papier pour l’industrie du bâtiment. On appelle les vieux livres des pulpes. La pulpe de papier sert à l’isolation. Une employée de bureau m’a dit qu’on allait la muter parce qu’il n’y avait plus de pulpes à Dovza. Tout était propre, d’après elle. Purifié.

Notant la tension dans sa propre voix, elle détourna le regard et tâcha de décrisper ses épaules.

Tong Ov demeurait serein.

— Toute une histoire perdue, effacée, comme à la suite d’un désastre, dit-il. Extraordinaire !

— Moins inhabituel qu’on ne le pense, grinça-t-elle.

Erreur. Elle baissa de nouveau ses épaules, inspira et expira, et reprit la parole un ton plus bas.

— La possession des quelques poèmes et dessins akiens que nous avions reconstitués au centre ansible terrien serait tombée sous le coup de la loi, ici. J’en avais des copies sur mon noteur. Je les ai effacées.

— Oui. Oui, vous avez eu raison. Nous ne pouvons pas risquer de nous opposer à leurs souhaits.

— Je m’en voulais. J’avais un sentiment de collusion.

— La marge entre collusion et respect peut se révéler étroite. Ici, hélas, c’est là qu’il nous faut nous situer.

L’espace d’un instant, elle sentit en lui une gravité et une noirceur inhabituelles. Il regardait ailleurs, au loin.

Puis il revint auprès d’elle, affable et serein.

— Mais, après tout, on voit encore des inscriptions en graphie ancienne peintes dans toute la ville, n’est-ce pas ? Sans doute les considère-t-on comme inoffensives, puisque plus personne ne sait les lire… Et des tas de choses arrivent à survivre dans des coins reculés. Un soir, je me promenais près du fleuve… le quartier est mal famé, je n’aurais pas dû me trouver là, mais, parfois, on peut errer dans une ville de cette taille sans attirer l’attention de ses hôtes, du moins je l’espère… Bref, j’ai entendu une musique inhabituelle. Des instruments à vent. Des intervalles illégaux.

Elle lui adressa une question muette.

— L’État corporatiste exige des compositeurs qu’ils utilisent ce que je connais sous le nom d’octave terrienne.

Sutty prit un air stupide.

Tong chanta une octave.

Sutty tâcha de prendre un air intelligent.

— On appelle ça l’échelle scientifique des intervalles, ici, dit Tong.

Comme il ne voyait toujours pas la compréhension se peindre sur son visage, il lui demanda avec un sourire :

— La musique akienne vous paraît-elle plus familière que vous ne l’auriez cru ?

— Je n’y ai jamais réfléchi… Je l’ignore. Je ne sais pas chanter. Je ne connais pas les notes.

Le sourire de Tong s’élargit.

— La musique akienne dans son ensemble me semble ignorer les notes. Eh bien, ce que j’ai entendu près du fleuve ce soir-là, c’était autre chose. Ça ne ressemblait en rien à la musique des haut-parleurs. Des intervalles différents. Des harmonies très subtiles. Les gens du coin appelaient ça « la musique-médecine ». J’ai compris qu’elle était jouée par les guérisseurs. Je me suis arrangé pour en rencontrer un. Il m’a dit : « Nous connaissons quelques-uns des vieux chants, des vieux remèdes. Nous ne connaissons pas les histoires. Nous ne pouvons pas les dire. Ceux qui le pouvaient ont disparu. » J’ai un peu insisté et il a dit : « Il en reste peut-être certains, plus haut sur le fleuve. Dans les collines. »

Tong Ov eut un nouveau sourire, plus mélancolique.

— J’aurais aimé en savoir davantage mais, bien sûr, ma présence le mettait en danger.

Il marqua une longue pause.

— On a parfois le sentiment que…

Une nouvelle pause.

— Que tout est de notre faute, dit Sutty.

Il laissa encore passer un temps.

— Oui, dit-il. Et c’est le cas. Puisque nous sommes là cependant, il faut nous garder de peser trop lourd.

Les Chiffewariens prenaient leurs responsabilités, mais, contrairement aux Terriens, ils ne cultivaient pas leur complexe de culpabilité. Elle savait qu’elle s’était méprise à son égard. Elle savait que ses propos l’avaient surpris. Mais la légèreté lui était étrangère. Elle resta coite.

— Que croyez-vous que le guérisseur avait en tête, en parlant des histoires et de ceux qui peuvent les dire ?

Elle essaya d’envisager la question, en vain. Elle ne parvenait plus à le suivre. Elle connaissait l’expression être prise à la gorge. L’étreinte l’étouffait.

— Je croyais que vous me convoquiez pour m’avertir de ma mutation.

— Vous faire quitter cette planète ? Non. Non, non, dit Tong avec étonnement et gentillesse.

— On n’aurait pas dû m’envoyer ici.

— Pourquoi dire une chose pareille ?

— J’ai étudié la linguistique et la littérature. Sur Aka, il n’y a désormais qu’une seule langue et plus de littérature. Je voulais être historienne. Comment faire, sur un monde qui a détruit sa propre histoire ?

— Ce n’est pas facile ! dit Tong avec émotion, avant de se lever pour vérifier l’archiveur. Répondez-moi, Sutty, s’il vous plaît : l’homophobie institutionnalisée vous pose-t-elle un grave problème ?

— J’ai grandi avec.

— Sous les Unistes.

— Pas seulement.

— Je vois.

Tong marqua une pause. Sans se rasseoir, il reprit la parole d’une voix unie, en la regardant, alors qu’elle gardait les yeux baissés.

— Vous avez vécu lors d’une période de graves troubles religieux. De plus je vois la Terre comme un monde dont les religions ont façonné l’histoire. Vous êtes donc selon moi la mieux qualifiée d’entre nous pour enquêter sur la religion de ce monde-ci, à condition qu’il en subsiste des vestiges. Ki Ala n’a aucune expérience dans ce domaine. Garni manque de distance à cet égard.