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CAMILLA LÄCKBERG

Le dompteur de lions

roman traduit du suédois

par Lena Grumbach

À Simon.

Le cheval flaira l’odeur de peur avant même que la fille ne surgisse de la forêt. Sa cavalière l’encouragea, serra ses talons contre ses flancs, bien que cela soit inutile. Leur entente était telle qu’il avait déjà compris sa volonté de presser le pas.

Le martèlement sourd, rythmé des sabots troublait le silence. Durant la nuit, une fine couche de neige était tombée, et les pas de l’animal ouvraient de nouveaux sillons, soulevant un léger nuage de poudre blanche autour de ses jambes.

L’adolescente ne courait pas. Sa démarche était vacillante, elle semblait errer au hasard, les bras collés au corps.

La cavalière l’interpella. Un cri strident qui confirma au cheval que la situation n’était pas normale. La fille poursuivit sa progression chancelante sans y prêter attention.

S’approchant d’elle, il accéléra encore. À l’odeur âcre et puissante de terreur se mêla autre chose, un ressenti indéfinissable si effrayant qu’il coucha les oreilles. Il voulut s’arrêter, faire demi-tour et repartir au galop vers la sécurité de son box. Cet endroit n’avait rien de rassurant.

La route les séparait. Elle était déserte, et une brume immobile de flocons caressait le goudron.

La fille se dirigeait vers eux. Elle était pieds nus et les taches rouges sur ses bras et ses jambes nus contrastaient violemment avec la blancheur du paysage. Les sapins enneigés se profilaient derrière elle en toile de fond immaculée. Elle les avait presque rejoints maintenant, de l’autre côté de la route, et il entendit la cavalière l’interpeller à nouveau. Sa voix était familière, mais elle lui parut curieusement étrangère à cet instant.

Soudain la fille s’arrêta, se tint immobile au milieu de la route, la neige virevoltant autour de ses pieds. Ses yeux étaient bizarres. On aurait dit des trous noirs dans son visage blanc.

La voiture surgit de nulle part. Le crissement des freins retentit dans le silence, il perçut le choc sourd d’un corps heurtant le sol. La cavalière tira si fort sur les rênes que le mors lui blessa la bouche et, obéissant, il stoppa net. Ils ne formaient qu’un, elle et lui. C’est ce qu’il avait appris.

Sur la chaussée, la fille gisait, inerte. Ses yeux étranges tournés vers le ciel.

Erica Falck se gara devant le centre de détention et l’examina en détail pour la première fois. Durant ses précédentes visites, elle avait été tellement obnubilée par la rencontre imminente qu’elle n’avait prêté attention ni au bâtiment ni aux environs. Elle allait cependant avoir besoin de toutes les impressions qui s’en dégageaient quand elle écrirait son livre sur Laila Kowalska, la femme qui avait si brutalement assassiné son mari quelque vingt ans auparavant.

Elle réfléchit à la manière de rendre l’atmosphère qui planait sur cette bâtisse aux allures de bunker, de communiquer à ses lecteurs l’enfermement et l’absence d’espoir. Située à une bonne demi-heure de route de Fjällbacka, dans un coin désert et isolé, l’établissement était entouré de clôtures et de fils de fer barbelés, sans les miradors toutefois ni les gardes armés qu’on voyait toujours dans les films américains. Cette architecture était avant tout fonctionnelle, le but étant d’y garder enfermés des détenus.

Vu de l’extérieur, l’institution paraissait complètement vide, mais elle savait désormais qu’il n’en était rien. Bien au contraire. Restrictions budgétaires et volonté de faire des économies obligeaient un très grand nombre de personnes à se partager cet espace. Aucun homme politique du canton n’était particulièrement disposé à financer un nouveau centre de détention, entreprise qui risquait de faire perdre des voix. On se contentait donc du centre existant.

Sentant le froid traverser ses vêtements, Erica se dirigea vers l’entrée. À l’intérieur, elle tendit sa carte d’identité au gardien qui l’examina mollement et hocha la tête, sans croiser son regard. Il se leva et elle le suivit dans le couloir, tout en pensant à sa matinée infernale. Ces derniers temps, c’était le même cirque tous les matins. Dire que les jumeaux avaient atteint l’âge du non serait bien en dessous de la vérité. Elle n’arrivait pas à se rappeler que Maja ait été aussi difficile à deux ans, ni à aucun autre âge d’ailleurs. Noel était particulièrement pénible. S’il avait toujours été plus turbulent que son frère, celui-ci lui emboîtait volontiers le pas. Quand Noel criait, Anton enchaînait. Ça tenait du miracle que Patrik et elle ne soient pas devenus sourds, vu le niveau de décibels à la maison.

Et ce supplice d’enfiler les vêtements d’hiver ! Elle renifla discrètement l’une de ses aisselles. Elle sentait déjà la sueur. Après avoir lutté pour habiller les jumeaux et les conduire avec Maja au jardin d’enfants, elle n’avait pas eu le temps de se changer. Bon, d’un autre côté, elle ne se rendait pas non plus à un cocktail.

Les clés du trousseau du gardien cliquetèrent quand il ouvrit la salle des visites. Ça lui semblait bizarrement anachronique qu’ils utilisent encore des serrures à clés. Mais se procurer le code d’une serrure électronique était sans doute plus facile que de voler une clé, si bien qu’il ne fallait peut-être pas s’étonner de voir les vieilles solutions prendre le pas sur la modernité.

Laila était assise à l’unique table de la pièce, le visage tourné vers la fenêtre, de sorte que le soleil d’hiver l’éclairait et formait une auréole autour de ses cheveux blonds. Les barreaux aux fenêtres formaient des carrés de lumière sur le sol, où des grains de poussière en suspension trahissaient un ménage fait à la va-vite.

— Bonjour, dit Erica en s’asseyant.

Elle se demandait vraiment pourquoi Laila avait accepté de la rencontrer de nouveau. C’était la troisième fois qu’elles se voyaient, et pourtant Erica n’avait fait aucun progrès notable. Au début, Laila avait catégoriquement refusé de la recevoir, malgré les appels téléphoniques et les lettres suppliantes qu’Erica lui adressait à intervalles réguliers. Puis, quelques mois plus tôt, Laila avait soudain dit oui. Ses visites représentaient probablement une rupture bienvenue dans la vie monotone de l’établissement, et tant que Laila consentait à la recevoir, Erica viendrait. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas ressenti une telle envie de raconter une histoire et, sans l’aide de Laila, elle n’y arriverait pas.

— Bonjour Erica.

Laila la fixa de son étrange regard bleu ciel. En le découvrant pour la première fois, Erica avait pensé aux chiens de traîneau. Après sa visite, elle avait cherché le nom de cette race. Les huskys. Laila avait des yeux de husky sibérien.

— Pourquoi acceptes-tu de me rencontrer si tu ne veux pas parler de l’affaire ? demanda Erica de but en blanc.

Elle regretta aussitôt d’avoir employé un mot aussi formel. Pour Laila, ce qui s’était passé n’était pas une affaire. C’était une tragédie, un désastre qui la tourmentait encore chaque jour.

Laila haussa les épaules.

— Je ne reçois pas d’autres visites, répondit-elle, confirmant ainsi l’intuition d’Erica.

Erica sortit de son sac le dossier contenant les articles, les photos et les notes.

— Je n’ai pas encore abandonné, dit-elle en le tapotant.

— Je suppose que c’est le prix à payer pour un moment de compagnie, plaisanta Laila avec malice, dévoilant un sens de l’humour surprenant qu’Erica avait déjà entraperçu à quelques reprises.

Un simple petit sourire transformait tout son visage. Erica avait vu des photos d’elle datant d’avant le drame. Elle n’était pas belle, plutôt mignonne d’une façon originale et assez fascinante. Ses cheveux blonds étaient longs et brillants, sur la plupart des photos ils tombaient épars sur ses épaules. Aujourd’hui, ils étaient coupés très court, la même longueur sur toute la tête. Pas une véritable coiffure, juste une coupe à ras témoignant qu’il y avait longtemps que Laila ne se souciait plus de son apparence. Et pourquoi le ferait-elle ? Elle n’était pas sortie dans le monde réel depuis de nombreuses années. Pour qui s’apprêterait-elle ici ? Pour des visiteurs qui ne venaient jamais ? Pour les autres internés ? Pour les gardiens ?