Выбрать главу

— Tu as l’air fatigué aujourd’hui, remarqua Laila en examinant Erica de près. Le matin a été compliqué ?

— Matinée compliquée, soirée de la veille compliquée, après-midi probablement tout aussi compliqué. Mais j’imagine que c’est toujours comme ça avec des enfants en bas âge…

Erica laissa échapper un gros soupir et essaya de se détendre. Elle sentait combien elle était crispée après la corrida de tout à l’heure.

— Peter était toujours si gentil, dit Laila, et un voile recouvrit ses yeux clairs. Je ne me souviens pas d’un seul jour de conflit.

— Il était assez silencieux, m’as-tu dit la dernière fois.

— Oui, au début on croyait même qu’il n’était pas normal. Il n’a pas prononcé un seul mot avant ses trois ans. Je voulais l’emmener chez un spécialiste, mais Vladek refusait.

Elle souffla par le nez et ses mains posées sur la table se serrèrent sans qu’elle semble s’en rendre compte.

— Que s’est-il passé quand il a eu trois ans ?

— Un jour il s’est mis à parler, tout simplement. Des phrases entières. Beaucoup de vocabulaire. À part un petit cheveu sur la langue, c’était comme s’il avait toujours parlé. Comme si les années de mutisme n’avaient jamais existé.

— On ne vous a pas donné d’explication médicale ?

— Non, c’était impossible. Vladek ne voulait demander d’aide à personne. Les gens extérieurs à la famille n’avaient pas à se mêler de nos affaires, disait-il toujours.

— Et toi, pourquoi crois-tu que Peter est resté muet aussi longtemps ?

Laila tourna son visage vers la fenêtre et la lumière forma de nouveau une auréole autour de sa brosse blonde. L’éclat du jour révélait cruellement les sillons creusés par les années sur son visage. Comme une carte de toute la souffrance qu’elle avait endurée.

— Il comprenait sans doute qu’il valait mieux se rendre aussi invisible que possible. Se faire tout petit. Peter était un garçon sage.

— Et Louise ? Elle a parlé tôt ?

Erica retint sa respiration. Jusque-là, Laila avait fait comme si elle n’entendait pas les questions concernant sa fille.

Elle ne dérogea pas à la règle cette fois non plus.

— Tout petit, Peter adorait trier les objets. Il voulait que tout soit rangé. Il empilait des cubes, il faisait des tours parfaites, toutes droites, et ça le rendait toujours tellement triste quand…

Laila s’arrêta net.

Erica vit ses mâchoires se contracter, et par la seule force de sa pensée elle essaya de l’encourager à poursuivre, à laisser sortir ce qu’elle avait si soigneusement enfermé. Mais l’instant passa. Exactement comme lors de ses visites précédentes. Parfois c’était comme si Laila se tenait au bord d’un gouffre dans lequel, en vérité, elle avait envie de se précipiter. Comme si elle voulait se laisser tomber mais qu’une force mystérieuse la retenait, l’obligeant à retourner se réfugier parmi les ombres.

Ce n’était pas par hasard qu’Erica pensait à des ombres. Dès leur première rencontre, elle avait eu l’impression que Laila vivait dans un monde à part. Une existence qui courait parallèlement à la vie qu’elle aurait dû avoir, celle qui avait disparu dans des ténèbres sans fin ce jour-là, tant d’années auparavant.

— Tu ressens parfois que tu es sur le point de perdre patience avec les garçons ? Que tu es près de franchir la frontière invisible ?

Outre un intérêt sincère, on percevait un ton implorant dans la voix de Laila.

La question n’était pas facile. Tous les parents sentaient probablement à un moment ou à un autre qu’ils frôlaient la limite entre l’autorisé et l’interdit. Ils comptaient mentalement jusqu’à dix, la tête sur le point d’exploser en imaginant de quoi ils seraient capables pour mettre fin aux disputes et aux caprices. La différence était cependant grande entre ressentir et passer à l’acte. Erica secoua la tête.

— Je ne pourrais jamais leur faire de mal.

Tout d’abord, Laila ne répondit pas. Elle se contenta de fixer Erica de ses yeux bleus et brillants. Quand le gardien frappa à la porte pour annoncer que la visite était terminée, elle dit à mi-voix, les yeux toujours rivés sur Erica :

— C’est ce que tu crois.

Avec un frisson, Erica songea aux photographies dans le dossier.

D’un geste régulier, Tyra étrillait Fanta. Comme toujours, elle se sentait mieux à proximité des chevaux. En réalité, elle aurait préféré s’occuper de Scirocco, mais Molly ne laissait personne d’autre s’en charger. C’était tellement injuste. Elle obtenait toujours tout ce qu’elle voulait juste parce que le centre équestre appartenait à ses parents.

Pourtant, Tyra adorait Scirocco. Elle l’adorait depuis la première fois qu’elle l’avait vu. Il l’avait regardée comme s’il la comprenait. C’était une communication muette qu’elle n’avait jamais connue avec qui que ce soit d’autre, animal ou humain. D’ailleurs, avec qui cela aurait-il bien pu lui arriver ? Sa mère ? Lasse ? Rien qu’en pensant à lui, elle se mit à brosser Fanta plus vigoureusement, et la grande jument blanche ne s’en plaignait pas. Au contraire, elle appréciait les coups d’étrille, elle s’ébrouait, abaissait et relevait la tête comme si elle la saluait. Un instant, Tyra eut l’impression qu’elle l’invitait à danser, et elle sourit et caressa son museau gris.

— Tu es un bon cheval, toi aussi, dit-elle, comme si l’animal avait pu lire dans ses pensées son affection pour Scirocco.

Puis elle ressentit une pointe de mauvaise conscience. Regardant sa main sur le museau de Fanta, elle comprit combien sa jalousie était mesquine.

— Victoria te manque, c’est ça, hein ? chuchota-t-elle en appuyant sa tête contre l’encolure du cheval.

Victoria, qui avait été le responsable de Fanta. Victoria, qui était introuvable depuis plusieurs mois. Victoria, qui avait été — qui était — sa meilleure amie.

— Elle me manque à moi aussi, tu sais.

Tyra sentit la crinière soyeuse du cheval contre sa joue, sans que cela ne lui procure l’apaisement espéré.

Normalement elle aurait dû se trouver en cours de maths ce matin, mais elle n’avait pas eu la force de repousser sa tristesse et de faire bonne figure. Elle avait feint de partir prendre le car scolaire, puis elle s’était réfugiée dans l’écurie, le seul endroit où elle trouvait un peu de consolation. Les adultes ne comprenaient rien. Ils ne voyaient que leur propre inquiétude, leur propre chagrin.

Victoria était plus qu’une amie. Elle la considérait comme une sœur. Elles étaient devenues copines dès le premier jour au jardin d’enfants et étaient restées inséparables depuis. Il n’y avait rien qu’elles n’aient partagé. À moins que… Se pouvait-il qu’elle se trompe ? Tyra ne savait plus. Les derniers mois avant la disparition de Victoria, un changement s’était produit. Un mur s’était dressé entre elles. Tyra n’avait pas voulu insister. Elle s’était dit qu’en temps voulu Victoria lui dirait sûrement de quoi il retournait. Puis le temps était passé, et Victoria avait disparu.

— Je suis sûre qu’elle va revenir, dit-elle à Fanta, alors qu’au fond d’elle, elle en doutait.