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Elle était heureuse que son fils ait choisi de s’établir si près d’elle, qu’ils soient voisins. Leurs maisons étaient situées à une centaine de mètres seulement l’une de l’autre. Il avait aussi installé son cabinet vétérinaire à domicile, ce qui lui permettait de faire fréquemment un saut chez elle. Chacune de ses visites meublait son quotidien, l’égayait, et Dieu sait qu’elle en avait besoin.

— Helga ! Heeeelgaaa !

La voix d’Einar remplit chaque recoin de la maison et l’encercla de toutes parts. Debout devant l’évier, elle ferma les yeux et serra les mâchoires. Mais il n’y avait plus en elle la moindre volonté de fuir. Ça faisait bien des années qu’il la lui avait ôtée à force de coups. Bien qu’à présent il soit sans défense et dépendant d’elle, elle était incapable de partir. Elle n’y songeait même pas. Partir pour aller où ?

— HEELGAAA !

Seule la voix d’Einar avait conservé sa puissance d’antan. Si les maladies et l’amputation des deux jambes — conséquence de son attitude négligente face au diabète — l’avaient privé de sa force physique, cette voix demeurait toujours aussi exigeante. Elle soumettait Helga aussi efficacement que l’avaient fait ses poings autrefois. Le souvenir des coups, des douleurs causées par une côte cassée, des meurtrissures à répétition restait tellement vivace que le seul son de sa voix ravivait la peur et la crainte de ne pas survivre la prochaine fois.

Elle se redressa, inspira profondément et lança :

— J’arrive !

D’un pas vif, elle monta l’escalier. Certes, Einar n’aimait pas attendre, ne l’avait jamais supporté, mais elle ne comprenait pas ce qui pouvait être aussi urgent. Il passait ses journées à se plaindre de tout et de rien, du temps qu’il faisait jusqu’à la manière dont le gouvernement dirigeait le pays.

— Il y a une fuite, annonça-t-il à son arrivée.

Elle ne répondit pas, se contentant de remonter les manches de son chemisier et de s’approcher de lui afin de constater l’étendue des dégâts. Elle savait qu’il en tirait du plaisir. Il ne la maintenait plus prisonnière par la violence, mais en revendiquant des soins qui auraient dû être réservés aux enfants qu’elle n’avait pas eus, ceux qu’elle avait perdus par sa faute. Un seul avait survécu. Parfois elle se disait qu’il aurait peut-être mieux valu que cet enfant aussi se fût échappé d’entre ses jambes dans un flot de sang. Mais que serait-elle devenue sans lui ? Jonas était toute sa vie.

Einar avait raison. La poche de stomie avait fui. Et pas qu’un peu. La moitié de sa chemise était mouillée et souillée.

— Pourquoi tu n’es pas venue tout de suite ? Tu n’as pas entendu que je t’appelais ? Qu’est-ce que tu peux bien avoir de si important à faire ?

Il la fixa de ses yeux larmoyants.

— J’étais aux toilettes. Je suis venue aussi vite que j’ai pu.

Elle déboutonna sa chemise, tira doucement sur les manches pour l’enlever sans salir davantage son corps.

— J’ai froid.

— Je vais te donner une autre chemise. Il faut d’abord que je te nettoie, dit-elle avec toute la patience qu’elle était capable de mobiliser.

— Je vais attraper une pneumonie.

— Ça sera vite fait. Tu n’auras pas le temps de t’enrhumer.

— Ah bon, parce que tu as une formation médicale maintenant ? Tu en sais plus que les docteurs, peut-être ?

Elle garda le silence. Il cherchait seulement à la déstabiliser. Sa plus grande satisfaction, c’était de la voir pleurer et le supplier de cesser. Dans ces cas-là, une calme jouissance faisait briller ses yeux. Mais elle n’avait pas l’intention de lui accorder ce plaisir. En général, désormais, elle parvenait à l’éviter. La source de ses larmes avait probablement tari au fil des ans.

Helga alla remplir d’eau la bassine dans la salle de bains jouxtant la chambre. La marche à suivre était inscrite dans son ADN : remplir la bassine d’eau savonneuse, mouiller le gant de toilette, essuyer le corps souillé d’Einar, lui mettre une chemise propre. Elle avait évoqué le sujet avec le médecin. Il lui avait répondu que les poches ne pouvaient pas fuir aussi souvent, c’était impossible. Or, les poches continuaient de fuir. Et elle continuait de nettoyer.

Einar tressaillit quand le gant frôla son ventre.

— C’est glacé !

— Je vais y ajouter de l’eau chaude.

Helga se leva, retourna dans la salle de bains, mit la bassine sous le robinet et fit couler l’eau chaude. Puis elle revint.

— Aïe ! C’est brûlant ! Tu essaies de m’ébouillanter, espèce de garce ?

Le hurlement d’Einar la fit sursauter. Elle ne dit rien, se contentant de saisir la bassine encore une fois et d’aller y ajouter de l’eau froide. Elle vérifia soigneusement que l’eau soit un peu plus chaude que la température corporelle, puis retourna dans la chambre. Cette fois, il ne dit rien quand le gant toucha sa peau.

— Quand est-ce qu’il vient, Jonas ? demanda-t-il pendant qu’elle rinçait le gant dans l’eau qui prit une teinte brun clair.

— Je ne sais pas. Il travaille. Il est chez les Andersson. Ils ont une vache qui va vêler, le veau se présente mal.

— Fais-le monter quand il arrive, dit Einar, et il ferma les yeux.

— Oui, répondit Helga à voix basse en essorant de nouveau le gant.

Gösta les vit arriver dans le couloir de l’hôpital, courant presque, et il dut combattre l’instinct de fuir dans la direction opposée. L’annonce qu’il s’apprêtait à leur faire se lisait sur son visage, il le savait. Il savait aussi ce qui se passerait ensuite et il eut raison. Dès que Helena croisa son regard, elle tâtonna à la recherche du bras de Markus avant de s’effondrer. Ses cris résonnèrent dans le couloir, interrompant tous les autres bruits.

Ricky resta comme pétrifié. Le visage blanc, il s’était arrêté derrière sa mère, tandis que Markus continuait machinalement d’avancer. Gösta déglutit avant d’aller à leur rencontre. Markus le dépassa, comme aveugle, comme s’il n’avait pas compris, comme s’il n’avait pas lu le même message que sa femme sur le visage de Gösta. Il continua d’avancer dans le couloir, sans but apparent.

Gösta ne l’arrêta pas. S’approchant de Helena, il la releva doucement et la prit dans ses bras. Ce n’était pas un geste auquel il était habitué. De toute son existence, il n’avait admis que deux personnes dans son intimité : sa femme, et la petite fille qui était restée avec eux durant une courte période et qui, grâce aux voies insondables du destin, était réapparue dans sa vie. Cela ne lui était donc pas tout à fait naturel d’étreindre une femme qu’il connaissait si peu. Mais depuis la disparition de Victoria, Helena l’avait appelé tous les jours, tantôt pleine d’espoir, tantôt résignée, furieuse et triste, pour demander des nouvelles de son enfant. Il n’avait jamais pu lui apporter autre chose que davantage d’inquiétude et de points d’interrogation. Et cette fois, il était celui qui mettait fin à tous ses espoirs. L’entourer de ses bras et la laisser pleurer contre sa poitrine était le moins qu’il puisse faire.

Gösta croisa les yeux de Ricky au-dessus de la tête de Helena. C’était un garçon remarquable. Il était la colonne vertébrale qui avait maintenu debout la famille de Victoria au cours de ces derniers mois. Se tenant là devant Gösta, visage blafard et expression hagarde, il avait retrouvé son air d’adolescent. Un adolescent qui venait de perdre pour toujours la candeur qui n’est donnée qu’aux enfants, la certitude que tout finit par s’arranger.

— On peut la voir ? demanda Ricky, la voix épaisse.

Gösta sentit Helena se figer. Elle se dégagea, essuya sa morve et ses larmes avec la manche de son manteau et le supplia des yeux.