– Grand Dieu! que peut-il avoir fait?
– Rien de précisément blâmable, rien d’irréparable à coup sûr, mais son avenir m’effraye. Il ne sait rien encore de vos bontés pour lui, il croit puiser à ma bourse et je lui vois la prodigalité d’un fils de millionnaire.
Mme Fauvel n’eût pas été mère, si elle n’eût essayé de prendre la défense de Raoul.
– Peut-être êtes-vous un peu sévère, dit-elle. Pauvre enfant! il a tant souffert. Il n’a connu jusqu’ici que les privations, et le bonheur le grise. Il se jette sur le plaisir comme un affamé sur un bon repas. Est-ce si surprenant? Allez, il reviendra promptement à la raison, il a bon cœur.
«Il a été si malheureux!» Là était pour Mme Fauvel l’excuse de Raoul. C’est cette phrase que sans cesse elle répétait à M. de Clameran, toutes les fois qu’il se plaignait de son neveu.
Et certes, ayant une fois commencé, il ne cessait de se plaindre.
– Rien ne l’arrête, gémissait-il, une folie qui lui passe par la tête est une folie faite.
Mais Mme Fauvel ne voyait là nulle raison d’en vouloir à son fils.
C’est pourquoi, voyant que ses efforts n’arrêtaient pas ce jeune imprudent sur une pente désastreuse, il somma Mme Fauvel d’user enfin de son influence. Elle devait, pour l’avenir de son enfant, entrer plus intimement dans sa vie, le voir tous les jours.
– Hélas! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu le plus cher. Mais comment faire? Ai-je le droit de me perdre? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de mon honneur.
Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze jours plus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.
– Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaine entrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison qui conciliera tout.
Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient être vaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudi suivant.
– J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.
– Quoi?
– Le moyen de sauver Raoul.
Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçons de son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle le reçût chez elle.
Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avait été bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneur même.
– C’est impossible! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux, infâme…
– Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait le salut de l’enfant.
Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec une violence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager une volonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.
– Non! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.
Malheureuse! sait-on, quand on quitte le droit chemin, quelles boues et quelles fondrières on affronte!
Elle avait dit «jamais» du plus profond de son âme, et à la fin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérément ce projet, mais à en discuter les moyens.
Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée, elle se débattait vainement entre les insistances poliment menaçantes de Clameran et les prières et les câlineries de Raoul.
– Mais comment? disait-elle… sous quel prétexte recevoir Raoul?
– Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait de l’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi, d’être des habitués de votre salon… Pour Raoul, il faut mieux.
Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, après avoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuelles alternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla son projet définitif.
– Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème; c’est une véritable inspiration.
Elle devina bien à son accent qu’il allait découvrir le fond de sa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation du condamné qui entend lire son arrêt.
– N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Rémy, une de vos parentes, très âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles?…
– Oui, ma cousine de Lagors.
– C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune?
– Elle est pauvre, monsieur, très pauvre.
– Précisément, et sans les secours que vous lui adressez en secret, elle serait à la charité.
Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bien informé.
– Quoi! balbutia-t-elle, vous savez cela!
– Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais par exemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et que c’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine de Lagors. Commencez-vous à comprendre mon plan?
Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait comment résister.
– Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé: demain ou après-demain, vous recevrez de Saint-Rémy une lettre de votre cousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vous priant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettre à votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveille son neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel, aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.
– Jamais! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousine qui est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédie révoltante.
Le marquis eut un sourire plein de fatuité.
– Vous ai-je dit, demanda-t-il que je mettrais la cousine dans la confidence?
– Il le faudrait bien!
– Oh! que nenni! La lettre que vous recevrez et que vous montrerez aura été dictée par moi à la première femme venue, et mise à la poste à Saint-Rémy par une personne de confiance. Si j’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pour vous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle. Apercevez-vous encore quelque obstacle?
Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.
– Il y a ma volonté! s’écria-t-elle, que vous ne comptez pas.
– Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suis sûr que vous vous rendrez à mes raisons.
– Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crime abominable!
Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaises mises en jeu donnaient à sa pâle figure une expression atroce.
– Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous ne nous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous le passé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avez pris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, que vous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuer deux hommes et de risquer l’échafaud.
» Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après un accouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant. On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avez oublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pas informée s’il avait du pain.