Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dans un moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.
Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violente dont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait été témoin.
C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble. Clameran cherchait un moyen, sinon honnête, au moins peu dangereux, de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme un pressentiment des amicales intentions de son compagnon.
Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier, et cette certitude, ils l’eurent au bal de messieurs Jandidier.
Quel était ce mystérieux Paillasse qui, après ses transparentes allusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton si singulier: «Je suis l’ami de votre frère Gaston»?
Ils ne pouvaient le deviner, mais ils reconnurent si bien un ennemi implacable, qu’au sortir du bal ils essayèrent de le poignarder.
L’ayant suivi, ayant été dépistés, ils furent épouvantés.
– Prenons garde, avait murmuré Clameran; nous ne saurons que trop tôt quel est cet homme.
Raoul, alors, avait essayé de le décider à renoncer à Madeleine.
– Non! s’était-il écrié, je l’aurai où je périrai…
Ils pensaient que prévenus, il serait difficile de les prendre. C’est qu’ils ignoraient quel homme était sur leurs traces.
Le Dénouement
22
Tels sont les faits qui, avec une science presque invraisemblable d’investigation, avaient été recueillis et coordonnés par ce gros homme à figure réjouie qui avait pris Prosper sous sa protection, M. Verduret.
Arrivé à Paris à neuf heures du soir, non par le chemin de fer de Lyon, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais par le chemin de fer d’Orléans, M. Verduret s’était aussitôt rendu à l’hôtel du Grand-Archange, où il avait trouvé le caissier l’attendant, dévoré d’impatience.
– Ah! vous allez en entendre de belles, lui avait-il dit, et vous allez voir jusqu’où, parfois, il faut remonter dans le passé pour trouver les causes premières d’un crime. Tout se tient et s’enchaîne ici-bas. Si Gaston de Clameran n’était pas allé, il y a vingt ans, prendre une demi-tasse dans un petit café de Jarnègue, à Tarascon, on n’aurait pas volé votre caisse il y a trois semaines. Valentine de La Verberie a payé en 1866 les coups de couteau donnés pour l’amour d’elle vers 1840. Rien ne se perd ni ne s’oublie. Au surplus, écoutez.
Et tout aussitôt, il s’était mis à conter, s’aidant de ses notes et du volumineux manuscrit qu’il avait rédigé.
Depuis une semaine, M. Verduret n’avait peut-être pas pris en tout vingt-quatre heures de repos, mais il n’y paraissait guère. Ses muscles d’acier bravaient les fatigues, et les ressorts de son esprit étaient trop solidement trempés pour s’affaisser jamais.
Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait avec cette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pour ainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties, s’attendrissant ou se passionnant – «entrant», pour parler comme au théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait en scène.
Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, de cette faculté merveilleuse d’exposition.
Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait les événements jusque dans les moindres circonstances, qui analysait des sensations fugitives, qui rétablissait des conversations qui avaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’une relation exacte.
Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantes comme probabilité, strictement logiques; mais sur quoi reposaient-elles? N’étaient-elles pas le rêve d’un homme d’imagination?
M. Verduret mit longtemps à tout dire; il était près de quatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avec l’accent du triomphe:
– Et maintenant, ils sont sur leurs gardes; ils sont bien fins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous! Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité: je l’ai promis à votre père.
– Est-ce possible! murmurait le caissier dont toutes les idées étaient bouleversées, est-ce possible!
– Quoi?
– Tout ce que vous venez de m’apprendre.
M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeurs douter de la sûreté de ses informations.
– Si c’est possible! s’écria-t-il, mais c’est la vérité même, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.
– Quoi! de telles choses peuvent se passer à Paris, au milieu de nous, sans que…
– Parbleu! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, mon camarade! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous en doutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la cour d’assises. Peuh! on ne voit au grand jour de la Gazettedes Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et les acteurs, d’immondes scélérats, sont lâches comme le couteau ou bêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre des familles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, le drame poignant de notre époque; les traîtres y ont des gants, les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurent désespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal, ce que je vous dis là, et vous vous étonnez…
– Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes ces infamies.
Le gros homme eut un large sourire.
– Eh! eh!… fit-il, d’un air content de soi, quand je me donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci: un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées, toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrive presque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens à moi.
– Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…
– C’est vrai; pour se guider dans les ténèbres d’une pareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard de Clameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a allumé ma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution du problème comme vers un phare.
Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eût voulu connaître les investigations de son protecteur, car il doutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait: une éclatante réhabilitation.
– Voyons! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelque chose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.
– Oui, je l’avoue; c’est pour moi un tel prodige!…