Ce conseil révoltait la fierté de Prosper. Il n’éleva cependant aucune objection. Les paroles de cet inconnu qui écoutait en ce moment même lui revenaient à la mémoire.
– Eh bien! insista Raoul.
– Je réfléchirai, murmura le caissier, je verrai… je voudrais savoir ce que dit monsieur Fauvel.
– Mon oncle!… Tu sais que depuis que j’ai décliné la proposition qu’il me faisait d’entrer dans ses bureaux nous sommes presque brouillés. Voici un mois au moins que je n’ai mis les pieds chez lui; mais j’ai eu de ses nouvelles…
– Par qui?
– Par ton protégé, le jeune Cavaillon. Mon oncle, depuis l’affaire, est, à ce qu’il paraît, plus consterné que toi. C’est à peine si on le voit dans les bureaux, on dirait qu’il relève de quelque terrible maladie.
– Et madame Fauvel, et… – le caissier hésita – et mademoiselle Madeleine.
– Oh! fit Raoul d’un ton léger, ma tante est toujours dévote; elle fait dire des messes à l’intention du coupable. Quant à ma belle et glaciale cousine, elle ne saurait s’occuper de détails vulgaires, tout absorbée qu’elle est par les préparatifs du bal travesti que donnent après-demain messieurs Jandidier. Elle a déniché, m’a dit une de ses amies, une couturière de génie, inconnue, qui lui fait un costume de fille d’honneur de Catherine de Médicis, qui est une merveille.
Il est certain que l’excès même de la souffrance, engourdissant la pensée, amène une sorte d’insensibilité. Prosper avait terriblement souffert, cependant ce dernier coup l’atterra.
– Madeleine!… murmura-t-il, Madeleine!…
M. de Lagors ne crut pas devoir remarquer l’exclamation; il s’était levé.
– Il faut que je te quitte, mon cher Prosper, dit-il; samedi, je verrai ces dames au bal, et je te donnerai des nouvelles. D’ici là, du courage, et souviens-toi que, quoi qu’il arrive, tu peux compter sur moi.
Une dernière fois, Raoul serra les mains de Prosper avant de se retirer. Il devait être déjà dans la rue que le malheureux caissier restait encore debout à la même place, immobile, anéanti.
Il fallut, pour le tirer de ses sombres méditations, la voix railleuse de l’homme aux favoris roux, qui était venu se placer devant lui.
– Voilà les amis! disait M. Verduret.
– Oui!… répondit Prosper avec amertume. Et cependant, vous l’avez entendu, il m’a offert la moitié de sa fortune.
M. Verduret haussa les épaules d’un air de compassion.
– C’est mesquin de sa part, dit-il. Que n’offrait-il, pendant qu’il y était, sa fortune entière? Ces offres-là n’engagent pas. Cependant je suis persuadé que ce joli garçon donnerait bien dix beaux billets de mille francs pour savoir l’Océan entre vous et lui.
– Lui! monsieur… et pourquoi?
– Qui sait? peut-être pour cette même raison qui l’a engagé à vous bien faire remarquer que depuis un mois il n’a pas mis le pied chez son oncle.
– Mais c’est la vérité, monsieur, j’en suis sûr.
– Naturellement! répondit M. Verduret, d’un air goguenard. Mais, tenez, reprit-il sérieusement, en voici assez sur ce joli garçon; j’ai sa mesure, c’est tout ce que je voulais. Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, changer de costume et nous irons ensemble rendre visite à monsieur Fauvel.
Cette proposition sembla révolter Prosper.
– Jamais! s’écria-t-il, avec une violence extraordinaire. Non, jamais! je ne saurais prendre sur moi de subir la vue de ce misérable.
Cette résistance ne surprit pas M. Verduret.
– Je vous comprends, dit-il, et je vous excuse, mais j’espère que vous reviendrez sur ce premier mouvement. De même que j’ai voulu voir monsieur de Lagors, je veux voir monsieur Fauvel; il le faut, entendez-vous? Êtes-vous faible à ce point de ne pouvoir vous contraindre cinq minutes? Je me présenterai comme un de vos parents, vous n’aurez pas un mot à dire.
– S’il le faut absolument, fit Prosper, si vous le voulez…
– Oui, je le veux. Allons, morbleu! un peu d’assurance, donc, et de la confiance. Vite, allez faire un brin de toilette, il se fait tard, j’ai faim, nous déjeunerons en route, tout en causant.
Le caissier venait à peine de passer dans sa chambre à coucher, quand un nouveau coup de sonnette retentit.
M. Verduret alla ouvrir. C’était le portier; il tenait à la main un pli assez volumineux.
– Voilà, dit-il, une lettre qu’on a apportée ce matin pour monsieur Bertomy, j’ai été, quand je l’ai revu, tellement saisi, que je n’ai pas songé à la lui remettre. C’est tout de même une drôle de lettre, n’est-ce pas, monsieur?
Lettre singulière en effet! L’adresse n’était pas écrite à la main; les mots qui la composaient étaient formés avec des lettres imprimées, découpées soigneusement sur un livre ou sur un journal, et collées sur l’enveloppe.
– Oh! fit M. Verduret, qu’est ceci?
Et s’adressant au concierge:
– Asseyez-vous un instant ici, mon brave, dit-il, je reviens.
Il laissa le concierge dans la salle à manger et passa dans le salon, dont il eut soin de refermer la porte. Prosper s’y trouvait; il avait entendu la sonnette d’abord, puis un bruit de voix, et il venait savoir ce qu’il se passait.
– Voici ce qu’on a apporté pour vous, fit M. Verduret.
Et sans façon il brisa l’enveloppe.
Des billets de banque s’en échappèrent; il les compta, il y en avait dix.
Prosper était devenu pourpre.
– Qu’est-ce que cela signifie? dit-il.
– Nous allons le savoir, répondit M. Verduret, voici un mot joint à l’envoi.
Ce billet, comme l’adresse, était composé de lettres et de mots imprimés, découpés et collés. Il était court, mais explicite:
Mon cher Prosper, un ami qui connaît l’horreur de votre situation vous fait passer ce secours. Il est un cœur, sachez-le, qui a partagé toutes vos angoisses. Partez, quittez la France, vous êtes jeune, l’avenir vous appartient. Partez, et puisse cet argent vous porter bonheur.
À mesure que lisait, à haute voix, l’homme aux favoris roux, la colère de Prosper grandissait. Colère folle, car il ne savait comment s’expliquer les événements qui se succédaient, et il sentait sa raison s’égarer.
– Tout le monde veut donc que je parte! s’écria-t-il c’est donc une conjuration!
M. Verduret dissimula un sourire de satisfaction.
– Enfin! fit-il, vous ouvrez les yeux, vous commencez à comprendre. Oui, mon enfant, il est des gens qui vous haïssent pour tout le mal qu’ils vous ont fait; oui, il est des gens pour qui votre présence à Paris serait une perpétuelle menace, et qui veulent vous éloigner à tout prix.