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Après un coup d’œil rapide, mais sûr, jeté autour de la salle, il marcha rapidement vers la table de M. Verduret.

– Eh bien! maître Joseph Dubois? interrogea le gros homme.

– Ah! patron, ne m’en parlez pas, répondit le domestique, ça chauffe, voyez-vous, ça chauffe ferme.

Toute l’attention dont Prosper était capable, il la concentrait sur le superbe domestique.

Il lui semblait qu’il connaissait cette physionomie. Il se disait que très certainement il avait déjà vu quelque part ce front fuyant et ces yeux d’une agaçante mobilité.

Mais où, mais en quelles circonstances? Il cherchait et ne trouvait pas.

Cependant, maître Joseph s’était assis, non à la table de M. Verduret, mais à la table voisine, et il avait demandé un verre d’absinthe qu’il préparait lentement, laissant l’eau tomber goutte à goutte de très haut, selon la formule.

– Parle! lui dit M. Verduret.

– Pour commencer, patron, je dois vous avouer que tout n’est pas rose dans le métier de valet de chambre-cocher de monsieur de Clameran.

– Au fait au fait! tu te plaindras demain.

– Bon, j’y suis. Donc, hier, mon bourgeois est sorti à pied sur les deux heures. Comme de juste, je l’ai suivi. Savez-vous où il allait? La bonne farce! Il se rendait au Grand-Archange, au rendez-vous de la petite dame.

– Va donc; on lui a dit qu’elle était partie. Après?

– Après! Ah! il n’était pas content du tout, je vous assure. Il est rentré tout courant à l’hôtel, où l’autre, monsieur Raoul de Lagors, l’attendait. Non, vrai, cet homme-là n’a pas son pareil pour jurer. Le Raoul lui a demandé ce qu’il y avait de nouveau qui le mettait si fort en colère. «Il n’y a rien, a répondu mon bourgeois; rien, sinon que la coquine a décampé, qu’on ne sait où elle est, qu’elle nous glisse entre les doigts.» Alors, ils ont paru très vexés et très inquiets tous les deux. «Sait-elle donc quelque chose de sérieux? a demandé Lagors. – Elle ne sait rien que ce que je t’ai dit, a fait Clameran, mais ce rien tombant dans l’oreille d’un homme ayant du flair peut mettre sur la trace de la vérité.»

M. Verduret sourit, en homme qui avait ses raisons pour apprécier à leur juste valeur les craintes de M. de Clameran.

– Eh! fit-il, sais-tu qu’il n’est pas absolument dépourvu d’intelligence, ton bourgeois? Et ensuite?

– Là-dessus, patron, voilà le Lagors qui devient vert, et qui s’écrie: «Si c’est grave, il faut se défaire de cette gueuse!» Il va bien, le petit! Mais mon bourgeois s’est mis à rire et à hausser les épaules. «Tu n’es qu’un niais, a-t-il répondu, quand on est importuné par une femme du genre de celle-là, on prend des mesures pour s’en faire débarrasser administrativement.» Cette idée les a fait beaucoup rire.

– Je crois bien! approuva M. Verduret; elle est excellente, l’idée; le malheur est qu’il est trop tard pour l’exécuter. Le rien, que redoutait Clameran, est déjà tombé dans une oreille intelligente. Cependant, comme je ne veux pas que ces gaillards-là brouillent les cartes, il faut aviser le bureau des mœurs.

– C’est fait, patron, répondit joyeusement maître Joseph.

C’est avec une curiosité fiévreuse, haletante, que Prosper écoutait ce rapport, dont chaque mot, pour ainsi dire, éclairait d’un jour nouveau les événements. Il s’expliquait, maintenant, croyait-il, le fragment de lettre de Gypsy. Ce Raoul, qui avait eu toute sa confiance, ne pouvait être, il le comprenait, qu’un misérable. Mille circonstances inaperçues jadis lui revenaient, et il se demandait comment il avait pu si longtemps être frappé d’aveuglement.

Maître Joseph, cependant, poursuivait:

– Hier, après son dîner, mon bourgeois s’est fait beau comme un fiancé. Je l’ai rasé, frisé, parfumé, adonisé, après quoi il est monté en voiture, et je l’ai conduit rue de Provence, chez monsieur Fauvel.

– Comment! s’écria Prosper, après ses paroles insultantes, le jour du vol, il a été assez hardi pour s’y représenter.

– Oui, mon jeune monsieur, il a eu cette audace, et même il a osé y rester toute la soirée, jusqu’à près de minuit, à mon grand détriment, car j’ai été, sur mon siège, trempé comme une soupe.

– Quel air avait-il en sortant? demanda M. Verduret.

– L’air moins content qu’en arrivant, c’est positif. Quand, mon cheval bouchonné et ma voiture remisée, je suis allé lui demander s’il n’avait besoin de rien, j’ai trouvé sa porte fermée, et il m’a crié des injures au travers.

Et pour s’aider à digérer cette humiliation, maître Joseph avala une gorgée d’absinthe.

– C’est là tout? demanda M. Verduret.

– Pour hier, oui patron. Ce matin, le bourgeois s’est levé tard, et toujours d’une humeur de dogue. À midi, l’autre, le Raoul, est arrivé, furibond, lui aussi. Aussitôt ils ont commencé à se disputer, mais à se disputer… tenez, des crocheteurs auraient rougi de les voir. À un moment, mon grand escogriffe de bourgeois avait empoigné le petit à la gorge, et il le secouait comme un prunier; j’ai bien cru qu’il allait l’étrangler. Mais le Raoul, pas bête, vous a tiré de sa poche un joli couteau pointu, et ma foi l’autre a eu peur, il a lâché prise et s’est calmé.

– Mais, que disaient-ils?

– Ah! voilà le hic, patron, fit piteusement maître Joseph; ils parlaient anglais, les canailles, de telle sorte que je n’ai rien compris. Ce dont je suis sûr, par exemple, c’est qu’ils se disputaient à propos d’argent.

– Comment le sais-tu?

– Par la raison qu’en vue de l’Exposition universelle, j’ai appris comment on dit «argent» dans toutes les langues de l’Europe, et que ce mot revenait à chaque instant dans leur conversation.

M. Verduret, les sourcils froncés, marmottait un monologue inintelligible, et Prosper, qui l’observait, se demandait si par hasard il avait la prétention de reconstruire, par la seule force de la réflexion, la dispute dont le sens précis avait échappé au domestique.

– Pour finir, reprit maître Joseph, quand mes coquins ont été calmés, ils se sont remis à parler français. Mais, bast! ils n’ont plus causé que de choses insignifiantes, d’un bal travesti qui a lieu demain chez des banquiers. Seulement, en reconduisant le petit, mon bourgeois lui a dit: «Puisque cette scène est inévitable, autant qu’elle ait lieu aujourd’hui même, ainsi reste chez toi, au Vésinet, ce soir.» Raoul a répondu: «C’est entendu.»

La nuit venait. L’estaminet, peu à peu, s’emplissait de consommateurs qui, tous à la fois, criaient pour avoir de l’absinthe ou du bitter.