– Dans une heure, je serai sur la route de Beaucaire. N’est-ce pas des environs que sont Clameran et madame Fauvel, qui est une demoiselle de La Verberie.
– Oui, je connais leurs familles.
– Eh bien! c’est là que je vais les étudier. Ni Raoul ni Clameran ne nous échapperont, la police les surveille. Mais vous, Prosper, mon ami, soyez prudent. Jurez-moi de rester prisonnier ici tant que durera mon absence.
Tout ce que demandait M. Verduret, Prosper le jura du meilleur cœur. Mais il ne pouvait le laisser s’éloigner ainsi.
– Ne saurai-je donc pas, monsieur, demanda-t-il, qui vous êtes, quelles raisons m’ont valu votre tout-puissant appui?
L’homme extraordinaire eut un sourire triste.
– Je vous le dirai, répondit-il, devant Nina, la veille du jour où vous épouserez Madeleine.
C’est une fois abandonné à ses réflexions que Prosper comprit vraiment et réellement de quelle utilité lui avait été l’intervention toute-puissante de M. Verduret.
Examinant le champ des investigations de ce mystérieux protecteur, il était surpris et comme épouvanté de son étendue.
Que de découvertes en moins de huit jours, et avec quelle précision – bien qu’il prétendît avoir fait fausse route. Avec quelle sûreté, il en était venu d’inductions en déductions, de faits prouvés en faits probables, à reconstituer, sinon la vérité, au moins une histoire si vraisemblable qu’elle semblait indiscutable.
Prosper devait bien s’avouer que, parti de rien, jamais il ne serait arrivé seul à ce résultat qui confondait sa raison.
Outre qu’il n’avait ni la pénétration surprenante, ni la subtilité de conception de M. Verduret, il n’avait ni son flair ni son audace; il ne possédait pas cet art, cette science de se faire obéir, de se créer des agents et des complices, de faire concourir à un résultat commun les événements aussi bien que les hommes.
N’ayant plus près de lui cet ami de l’adversité, il le regrettait. Il regrettait cette voix tantôt rude et tantôt bienveillante qui l’encourageait ou le consolait.
Il se trouvait maintenant isolé jusqu’à l’effroi, n’osant pour ainsi dire ni agir ni penser seul, plus timide que l’enfant abandonné par sa bonne.
Au moins eut-il le bon esprit de suivre les recommandations de son mentor. Il se renferma obstinément au Grand-Archange, ne mettant même pas le nez à la fenêtre.
Deux fois il eut des nouvelles de M. Verduret. La première fois il reçut une lettre où cet ami lui disait avoir vu son père, lequel lui avait donné un bon coup de main. La seconde fois, Dubois, le valet de chambre de M. de Clameran, vint, de la part de celui qu’il appelait «son patron», annoncer que tout allait bien.
Tout allait pour le mieux, en effet, lorsque le neuvième jour de sa réclusion volontaire, sur les dix heures du soir, Prosper eut l’idée de sortir. Il avait un violent mal de tête, depuis plusieurs nuits il dormait mal, il pensa que le grand air lui ferait du bien.
Mme Alexandre, qui semblait avoir été mise quelque peu dans le secret par Verduret, lui présenta certaines objections, il n’en tint compte.
– Qu’est-ce que je risque, à cette heure, dans ce quartier? dit-il. Je longerai le quai jusqu’au Jardin des Plantes, et certes je ne rencontrerai personne.
Le malheur est qu’il ne suivit pas strictement ce programme, et qu’arrivé près de la gare du chemin de fer d’Orléans, ayant soif, il entra dans un café et se fit servir un verre de bière.
Tout en buvant à petits coups, machinalement il prit un journal parisien, le Soleil, et à l’article: «Bruits du jour», sous la signature de Jacques Durand, il lut:
On annonce le mariage de la nièce d’un de nos plus honorables financiers, M. André Fauvel, avec un gentilhomme provençal, M. le marquis Louis de Clameran.
La foudre tombant sur la table même de Prosper ne lui eût point causé une si épouvantable impression.
Cette nouvelle affreuse, qui lui arrivait là, à l’improviste, apportée par ce messager indifférent de la joie ou de la douleur qui s’appelle le journal, lui prouvait la justesse des appréciations de M. Verduret.
Hélas! pourquoi cette certitude ne lui donna-t-elle pas la foi absolue, c’est-à-dire le courage d’attendre, la force de ne pas agir?
Égaré par la douleur, perdant la tête, il vit déjà Madeleine indissolublement liée à ce misérable, il se dit que M. Verduret arriverait peut-être trop tard, et qu’à tout prix il fallait créer un obstacle.
Il demanda au garçon une plume et du papier, et oubliant qu’il n’est pas de situation qui excuse cette lâcheté abominable qui s’appelle une lettre anonyme, déguisant son écriture de son mieux, il écrivit à son ancien patron:
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, vous avez bien fait, puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle.
Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante mille francs, est-ce aussi lui qui a volé les diamants de Mme Fauvel pour les porter au Mont-de-Piété, où ils sont actuellement?
À votre place, prévenu comme vous l’êtes, je ne ferais pas d’esclandre. Je surveillerais ma femme, et je découvrirais qu’il faut toujours se défier des petits-cousins.
De plus, avant de signer le contrat de Mlle Madeleine, je passerais à la préfecture de police m’édifier sur le compte du noble marquis de Clameran.
Un de vos amis
Sa lettre écrite, Prosper se hâta de payer et de sortir. Puis, comme s’il eût craint que sa dénonciation n’arrivât pas assez à temps, il se fit indiquer un grand bureau, et c’est rue du Cardinal-Lemoine qu’il la jeta à la poste.
Jusque-là il n’avait même pas douté de la légitimité de son action.
Mais, au dernier moment, lorsque ayant avancé la main dans la boîte, il lâcha la lettre, lorsqu’il entendit le bruit sourd qu’elle fit en tombant parmi les dépêches, mille scrupules lui vinrent.
N’avait-il pas eu tort d’agir avec cette précipitation? Cette lettre n’allait-elle pas déranger tous les plans de M. Verduret?…
Arrivé à l’hôtel, ses scrupules se changèrent en regrets amers.
Joseph Dubois était venu en son absence; il était venu au reçu d’une dépêche du patron annonçant que tout était terminé, et qu’il arriverait le lendemain soir, à neuf heures, à la gare de Lyon.
Prosper eut un moment d’affreux désespoir. Il eût donné tout au monde pour rentrer en possession de la lettre anonyme.