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Et certes, il avait raison de se désoler.

À cette heure même, M. Verduret prenait le chemin de fer à Tarascon, ruminant tout un plan, pour tirer de ses découvertes le parti le plus avantageux.

Car il avait tout découvert.

Combinant avec ce qu’il savait déjà le récit d’une ancienne servante de Mlle de La Verberie et les déclarations d’un vieux domestique des Clameran, utilisant les dépositions des gens du Vésinet au service de Lagors, dépositions recueillies et expédiées par Dubois-Fanferlot, s’aidant de notes émanant de la préfecture de police, il était arrivé, grâce à son prodigieux génie d’investigation et de calcul, à rétablir entièrement et dans ses moindres détails le drame désolant qu’il avait entrevu.

Ainsi qu’il l’avait deviné et dit, c’est loin, bien loin dans le passé qu’il fallait rechercher les causes du crime dont Prosper avait été la victime.

Et ce drame, le voici, tel qu’il l’avait rédigé à l’intention du juge d’instruction, non sans se dire que sans doute son récit servirait à dresser l’acte d’accusation.

Le Drame

12

À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loin des merveilleux jardins de messieurs Audibert, on aperçoit, noirci par le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château de Clameran.

Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deux fils, Gaston et Louis.

C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Il était de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtés gentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ont l’heure d’un autre siècle.

Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquis s’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 comme une série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’une poignée de bourgeois factieux.

Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’était rentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.

Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immenses domaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très suffisante pour le faire vivre honorablement; il ne pensait pas, disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.

Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque charge à la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait pris le parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant tout ensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitait de jacobin.

De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large et facile des gentilshommes campagnards.

Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensait tous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac, prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraie Restauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous ses domaines.

À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune, Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie de plaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu; l’aîné, Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque, travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titre seul eût paru à son père un pendable blasphème.

En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieux marquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvant mieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré des bourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleries parfois spirituelles.

Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par les chaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistral soufflait par trop fort.

Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen de distraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même, toujours vif, toujours piquant.

Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.

La comtesse de La Verberie, la «bête noire» du marquis, comme il le disait peu galamment, était une grande et sèche femme, anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante, glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petit monde.

À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec son mari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français, malheureusement pour sa mémoire.

En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.

Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisance relative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de la munificence royale que le petit domaine et le château de La Verberie, et sur le milliard d’indemnité deux mille cinq cents francs de rente, dont elle vivait.

Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien des ambitions.

Plus modeste que le manoir de Clameran, le joli castel de La Verberie a de moins fières apparences et de moins hautes prétentions.

Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé, discret, et facile pour le service comme la petite maison d’un grand seigneur.

C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleil levant ses fenêtres sculptées.

Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la route de Beaucaire jusqu’au bord du fleuve; une merveille, avec ses grands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et son clair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.

Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, la comtesse de La Verberie.

Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit ans, nommée Valentine, blonde, frêle, avec de grands yeux tremblants, belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre de la chapelle du village où elle allait tous les matins entendre la messe.

Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides du Rhône, s’était étendu au loin.

Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussent leurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin de halage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, à l’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.

De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveux demi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes et braves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Et souvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la jolie petite fée de La Verberie.

Si M. de Clameran détestait la comtesse, Mme de La Verberie exécrait le marquis. S’il l’avait surnommée «la sorcière», elle ne l’appelait jamais que «le vieil étourneau».

Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur le fond même des faits une opinion pareille, avec des façons différentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dans d’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendre ni se fâcher jamais.