Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digérait bien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissait de rage et verdissait de jalousie.
Peu importe! Ils eussent passé ensemble des délicieuses soirées. Car enfin, ils étaient voisins, très proches voisins.
De Clameran, on voyait très bien le lévrier noir de Valentine courir dans les allées du parc de La Verberie; et de La Verberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de la salle à manger de Clameran.
Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône, un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flots rapides.
Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plus profonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.
D’où venait cette haine?
La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de le dire avec quelque exactitude.
C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrive toujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, après tout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de la vérité qui les a inspirés.
Il arriva que Gaston, ayant vu Valentine à une fête, la trouva belle et l’aima.
Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, se défendre de penser à lui.
Mais tant d’obstacles les séparaient!… Chacun d’eux, pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfoui comme un trésor, au plus profond de son cœur.
Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaient déjà tant l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé à leur première rencontre les rapprocha de nouveau.
Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieille duchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle y avait encore de propriétés.
Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris de trouver en eux un écho des mêmes pensées.
Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sans s’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au bord du Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ils s’apercevaient.
Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était à Beaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter à Valentine.
Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocence véritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées dont s’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pas l’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.
Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petits pas, le long de la grande avenue.
Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient; ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sans espoir.
Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des haines absurdes de leurs familles; ils s’avouaient que toute tentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leur vie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais… qu’une seule fois encore.
Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.
Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues! Gaston ne voulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, il fallait faire plus d’une lieue.
C’est alors qu’il pensa que franchir le fleuve à la nage serait bien plus court; mais il était médiocre nageur, et traverser le fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles comme une grande témérité.
Peu importe! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine, épouvantée, le vit sortir de l’eau presque à ses pieds.
Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura, et recommença le lendemain et jours suivants.
Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné par le courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abréger ses angoisses.
Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’une des fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, il était aux genoux de son amie.
Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret de leurs amours.
Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieuses précautions! Ils se surveillaient si attentivement! Ils étaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvre de dissimulation et de prudence!
Pauvres amoureux naïfs!… Comme si on pouvait dissimuler quelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à la curiosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs, incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’un cancan inoffensif ou mortel.
Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà il avait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leurs amours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries des veillées.
Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barque glissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient: c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.
Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés des curieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient, en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuse expédition.
C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connut enfin la funeste vérité.
De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait: on le voyait à la couleur des eaux; on craignait une inondation.
Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux, c’eût été tenter Dieu.
Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant y passer le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve, jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.
Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait à Tarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de la place de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel des Trois-Empereurs.
Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, où ils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champ de foire.
La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils y entrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étant libre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et se mirent à jouer au billard.
Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention de Gaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaient d’une table du fond.
De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment, avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes tout de travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, tout surpris, lui dit: