– Pourquoi?
– Parce que ma mère repousserait sa demande; parce que ma mère, il faut bien que je l’avoue, en cette extrémité, a juré que je serais la femme d’un homme ayant une grande fortune, et que votre père n’est pas riche.
– Oh! fit Gaston révolté, oh!… Et c’est à une telle mère que vous me sacrifiez!
– Elle est ma mère, et c’est assez. Je n’ai pas le droit de la juger. Mon devoir est de rester, je reste.
L’accent de Valentine annonçait une résolution inébranlable, et Gaston comprit bien que toutes ses prières seraient vaines.
– Ah! s’écria-t-il se tordant les mains de désespoir, vous ne m’avez jamais aimé!
– Malheureux!… ce que vous dites, vous ne le pensez pas!
– Non, continua-t-il, vous ne m’aimez pas, vous qui en ce moment où nous allons être séparés avez l’affreux courage de raisonner froidement et de calculer. Ah! ce n’est pas ainsi que je vous aime, moi. Hors vous, que me fait la terre entière? Vous perdre, c’est mourir. Que le Rhône reprenne donc cette vie qu’il m’a miraculeusement rendue et qui maintenant m’est à charge.
Déjà il s’avançait vers le Rhône, décidé à mourir; Valentine le retint.
– Est-ce donc là ce que vous appelez aimer? Gaston était absolument découragé, anéanti.
– À quoi bon vivre? murmura-t-il; que me reste-t-il désormais?
– Il nous reste Dieu, Gaston, qui tient entre ses mains notre avenir.
La moindre planche semble le salut au naufragé; ce seul mot «avenir» éclaira d’une lueur d’espérance les ténèbres de Gaston.
– Vous l’ordonnez! s’écria-t-il soudain ranimé, j’obéis. Assez de faiblesse. Oui, je veux vivre pour lutter et triompher. Il faut de l’or à madame de La Verberie, eh bien! dans trois ans, j’aurai fait fortune ou je serai mort.
Valentine avait joint les mains, et remerciait le Ciel de cette détermination subite, qu’elle n’avait osé espérer.
– Mais avant de m’enfuir, continuait Gaston, je veux vous confier un dépôt sacré.
Il sortit de sa poche la bourse de soie qui renfermait les parures de la marquise de Clameran et la remit entre les mains de son amie.
– Ce sont les bijoux de ma pauvre mère, dit-il, seule vous êtes digne de les porter; dans ma pensée, je vous les destinais.
Et comme elle refusait, comme elle hésitait:
– Prenez-les, insista-t-il, comme un gage de mon retour. Si dans trois ans je ne suis pas venu vous les réclamer, c’est que je serai mort, et alors vous les garderez comme un souvenir de celui qui vous a tant aimée.
Elle fondait en larmes, elle accepta…
– Maintenant, poursuivait Gaston, j’ai une dernière prière à vous adresser: tout le monde me croit mort, et c’est là ce qui assure mon salut. Mais je ne puis laisser ce désespoir à mon vieux père. Jurez-moi que vous-même, demain matin, vous irez lui apprendre que je suis sauvé.
– J’irai, je vous le jure, répondit-elle.
Le parti de Gaston était pris; il sentait qu’il fallait profiter de ce moment de courage, il se pencha vers son amie pour l’embrasser une dernière fois. Doucement, d’un geste triste, elle l’éloigna.
– Où comptez-vous aller? demanda-t-elle.
– Je vais gagner Marseille, où un ami me cachera et me cherchera un passage.
– Vous ne pouvez partir ainsi; il vous faut un compagnon, un guide, et je vais vous en donner un en qui vous pouvez avoir la plus grande confiance, le père Menoul, notre voisin, qui a été longtemps patron d’un bateau sur le Rhône.
Ils sortirent par la petite porte du parc, dont Gaston avait la clé, et bientôt ils arrivèrent chez le vieux marinier.
Il sommeillait au coin de son feu, dans son fauteuil de bois blanc. En voyant entrer chez lui Valentine, accompagnée de M. de Clameran, il se dressa brusquement, se frottant les yeux, croyant rêver.
– Père Menoul, dit Valentine, monsieur le comte que voici est obligé de se cacher; il voudrait gagner la mer et s’embarquer secrètement. Pouvez-vous le conduire, dans votre bateau, jusqu’à l’embouchure du Rhône?…
Le bonhomme hocha la tête.
– Avec l’état de l’eau, répondit-il, la nuit ce n’est guère possible.
– C’est à moi, père Menoul, que vous rendrez un immense service.
– À vous! mademoiselle Valentine, alors, c’est fait, nous allons partir.
À ce moment seulement, il se crut permis de faire observer à Gaston que ses vêtements étaient trempés et souillés de boue et qu’il était tête nue.
– Je vais, lui dit-il, vous prêter des habits de défunt mon fils; ce sera toujours un déguisement, passez ici avec moi.
Bientôt le père Menoul et Gaston, presque méconnaissable, reparurent, et Valentine les suivit au bord de l’eau, à l’endroit où était amarré le bateau.
Une dernière fois, pendant que le bonhomme préparait ses agrès, les deux amants s’embrassèrent, échangeant leur âme en ce suprême adieu.
– Dans trois ans! criait Gaston, dans trois ans!…
– Adieu, mam’selle, dit le vieux patron, et vous, mon jeune monsieur, tenez-vous bien.
Et d’un vigoureux coup de gaffe, il lança le bateau au milieu du courant.
Trois jours plus tard, grâce aux soins du père Menoul, Gaston était caché dans la cale du trois-mâts américain Tom-Jones, capitaine Warth, qui le lendemain appareillait pour VALPARAISO.
14
Immobile sur la berge, plus froide et plus blanche qu’une statue, Valentine regardait s’enfuir cette frêle embarcation qui emportait celui qu’elle aimait. Elle glissait au gré du courant, rapide comme l’oiseau qu’entraîne la tempête, et, après quelques secondes, elle n’était plus qu’un point noir à peine visible au milieu du brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.
Gaston parti, sauvé, Valentine pouvait, sans crainte, laisser éclater son désespoir. Il lui était inutile, désormais, de comprimer les sanglots qui l’étouffaient.
À sa noble vaillance de tout à l’heure, un affaissement mortel succédait. Elle se sentait anéantie, brisée, comme si quelque chose en elle se fût déchiré, comme si cette barque, maintenant disparue, eût emporté la meilleure part d’elle-même, l’âme et la pensée.
C’est que pendant que Gaston gardait au fond du cœur un rayon d’espérance, elle ne conservait, elle, aucun espoir.
Écrasée par les faits, elle reconnaissait que tout était fini. Et, en interrogeant l’avenir, elle était prise de frissons et de terreur.
Il lui fallait rentrer, cependant.