– Me répondrez-vous? reprit-elle avec un geste menaçant.
– Que puis-je vous répondre, ma mère?…
– Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti qui prétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous, parlez.
Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.
– C’est donc vrai! s’écria la comtesse hors d’elle-même, c’est donc vrai!
– Pardon!… ma mère, balbutia la jeune fille, pardon!…
– Comment! pardon!… On ne m’a donc pas trompée, Pardon!… c’est-à-dire que vous avouez, impudente! Jour de Dieu! quel sang coule donc dans vos veines? Vous ignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quand l’évidence éclate! Et vous êtes ma fille! Vous ne sentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nulle puissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme! Mais non, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-en gloire, ce sera plus nouveau.
– Ah! vous êtes sans pitié, ma mère!
– Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille! Avez-vous songé que votre honte pouvait me tuer? Ah! bien des fois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugle confiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’est que je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillais près de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, après boire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu des risées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remis en vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait? Vous l’avez livré au premier venu.
C’en était trop. Ces mots «le premier venu» révoltèrent l’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvait mériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.
– Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votre amant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes allée choisir l’héritier de nos ennemis légendaires, Gaston de Clameran. C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous; un lâche, qui allait publiquement se vanter de vos faveurs; un misérable qui se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, sur une femme et sur une enfant.
– Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût pu espérer votre consentement…
– Il vous eût épousée? Ah! jamais. Plutôt vous voir, de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir la femme d’un tel homme.
Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme la colère du marquis de Clameran.
– D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femme seule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieux marquis est mort, à ce qu’on assure. Dieu est juste, nous sommes vengées.
Les paroles de Saint-Jean, «qu’on se réjouirait à La Verberie», se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine; une joie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.
Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuis une demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violences des efforts surhumains, ses forces trahissant son énergique volonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux, avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba, heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessure profonde.
C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à ses pieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour maternel n’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent si bien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peut trouver place.
Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et les servantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclats de cette voix redoutée, accoururent.
– Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’y enfermerez et vous m’apporterez la clé.
La comtesse se proposait alors de tenir pendant longtemps Valentine prisonnière et de l’empêcher de sortir.
C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’elle savait la méchanceté – faut-il dire inconsciente et naïve? – des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entiers sur le même cancan.
Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vaut l’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurs sourdes et continues de la médisance.
Mais tous les plans de la comtesse devaient être déconcertés.
Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait repris connaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.
Elle commença par dire que c’étaient là «des simagrées»; mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre de sa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence: Valentine était en péril.
Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoya chercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle du pays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour le marquis.
Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtemps encore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence, il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais le prix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins, attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffre renfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.
C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, à l’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézayant un peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.
Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il le ramenait.
En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.
Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, il étudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur la vieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en était ébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.
– Cette enfant est bien malade! prononça-t-il enfin.
Et comme Mme la Verberie ne répondait pas:
– Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avec elle.
Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère, imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Elle sortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans une pièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plus sombres pensées.
Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure – un siècle – que le docteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant de douleurs, il semblait très ému.
– Eh bien? lui demanda la comtesse.