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– Oui, c’est moi, ma brave femme, voyons, qu’avez-vous à me dire?

– Ah! bien des choses, monsieur le marquis, mais, avant tout, avez-vous des nouvelles de votre frère?

Louis regretta presque d’être venu, pensant que la vieille radotait.

– Vous savez bien, répondit-il, que mon pauvre frère s’est jeté dans le Rhône et qu’il y a péri.

– Quoi! s’écria Mihonne, quoi! vous aussi vous ignorez qu’il s’est sauvé! Oui, il a fait ce que personne plus ne fera; il a traversé en nageant le Rhône débordé. Le lendemain mademoiselle Valentine est allée à Clameran pour dire la nouvelle, Saint-Jean l’a empêchée d’arriver jusqu’à vous. Plus tard, je suis allée vous porter une lettre, vous étiez parti.

Ces révélations, après vingt ans, confondaient Louis.

– Ne prenez-vous pas vos rêves pour des réalités, ma bonne mère? dit-il doucement.

Mihonne secoua tristement la tête.

– Non, continua-t-elle, non. Et si le père Menoul était de ce monde encore, il vous dirait comment il a conduit monsieur Gaston jusqu’à la Camargue, et comment de là votre frère a gagné Marseille et s’y est embarqué. Mais ceci n’est rien encore: monsieur Gaston a un fils.

– Mon frère, un fils?… Décidément, ma bonne vieille, vous perdez la tête.

– Hélas! non, pour mon malheur dans ce monde et dans l’autre, il a eu un fils de mademoiselle Valentine, un pauvre innocent que j’ai reçu dans mes bras à l’étranger, et que j’ai porté à la femme qui l’a pris pour de l’argent.

Alors Mihonne raconta tout, les colères de la comtesse, le voyage à Londres, l’abandon du petit Raoul.

Avec cette sûreté de mémoire des gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, ne peuvent se confier au papier, elle révéla les moindres circonstances, donnant les détails les plus précis, le nom du village et celui de la fermière, les noms et prénoms de l’enfant, la date exacte des événements.

Puis elle dit les misères de Valentine après sa faute, la ruine de la comtesse, et enfin le mariage de la pauvre fille avec un monsieur de Paris, riche, si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune, un banquier nommé Fauvel.

Un cri aigu et prolongé l’interrompit.

– Ciel! fit-elle d’une voix épouvantée, mon mari m’appelle.

Et de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle regagna la ferme.

Elle était partie depuis un bon moment, que Louis restait encore immobile à la même place.

Au récit de Mihonne, une idée infâme, si détestable qu’elle faisait reculer son esprit prêt à tout, lui était venue, et cette idée devenait grandissante comme les vagues successives de la marée montante.

Il connaissait de réputation le riche banquier, et il songeait au parti qu’il pouvait tirer de ce qu’il venait d’entendre. Il est de ces secrets qui, bien exploités, valent une ferme en Brie.

Les terreurs d’une vieillesse misérable chassèrent ses derniers scrupules.

Avant tout, pensait-il, je dois m’assurer de la réalité des dires de cette vieille; après, je ferai mon plan.

C’est pourquoi, le surlendemain, ayant reçu les cinq mille deux cent quatre-vingts francs de Fougeroux, Louis de Clameran partait pour Londres.

16

Après plus de vingt années de mariage, Valentine de La Verberie, devenue Mme Fauvel, n’avait éprouvé qu’une douleur réelle, encore était-ce une de ces douleurs qui fatalement nous atteignent en nos plus chères affections.

En 1859, elle avait perdu sa mère, prise d’une fluxion de poitrine pendant un de ses fréquents voyages à Paris.

Depuis, Mme Fauvel se plaisait à le répéter, elle n’avait plus eu un sujet sérieux de chagrin, elle n’avait pas eu une occasion de verser une larme.

Qu’avait-elle à souhaiter? Après tant d’années, André restait pour elle ce qu’il était aux premiers jours de leur union. À l’amour qui n’avait pas diminué se joignait cette intimité délicieuse qui résulte d’une longue conformité de pensées et une confiance sans bornes.

Tout avait réussi au gré de ce fortuné ménage. André avait voulu être riche, il l’était bien au-delà de ses espérances; bien au-delà, surtout, de ses désirs et de ceux de Valentine.

Leurs deux fils, Lucien et Abel, beaux comme leur mère, nobles cœurs, vaillantes intelligences, étaient de ces élus qui sont la glorification de leur famille et portent au-dehors comme un reflet du bonheur domestique.

Il était dit qu’il ne manquerait rien aux félicités de Valentine. Pour les heures de solitude, quand par hasard son mari et ses fils s’éloignaient une soirée, elle avait une compagne, une jeune fille accomplie, Madeleine, élevée par elle, qu’elle aimait comme ses propres enfants, qui avait pour elle les tendresses attentives d’une fille dévouée.

Madeleine était une nièce de M. Fauvel, qui avait perdu ses parents, de pauvres honnêtes gens, quand elle était encore au berceau, et que Valentine avait voulu recueillir, peut-être en souvenir du pauvre abandonné de Londres.

Il lui semblait que Dieu, pour cette bonne œuvre, la bénirait, et que Madeleine serait l’ange gardien de la maison.

Le jour de l’arrivée de l’orpheline, M. Fauvel avait déclaré qu’il voulait lui ouvrir un compte, et en effet, il avait fait inscrire dix mille francs pour la dot de Madeleine.

Ces dix mille francs, le riche banquier s’était amusé à les faire valoir d’une façon extraordinaire. Lui qui, pour son compte, n’avait jamais risqué une spéculation douteuse, il prenait plaisir à jouer sur les valeurs les plus invraisemblables, avec l’argent de sa nièce. Ce n’était qu’un jeu, aussi y gagnait-il toujours, si bien qu’en quinze ans, les dix mille francs étaient devenus un demi-million.

Ils avaient donc raison, ceux qui enviaient la famille Fauvel.

Même à la longue, les cuisants remords et les soucis de Valentine faisaient trêve. À la bienfaisante influence de cette atmosphère de bonheur, elle avait presque trouvé l’oubli et la paix de la conscience. Elle avait si cruellement expié sa faute, elle avait tant souffert d’avoir trompé André, qu’elle se croyait comme quitte avec le sort.

Elle osait maintenant envisager l’avenir, sa jeunesse perdue dans un brouillard opaque n’était plus pour elle que le souvenir d’un songe pénible.

Oui, elle se croyait sauvée, quand, pendant une absence de son mari, appelé en province par des intérêts graves, un jour du mois de novembre, dans l’après-midi, un des domestiques lui apporta une lettre remise chez le concierge par un inconnu qui avait refusé de dire son nom.