Sans que le plus vague pressentiment fît trembler ou hésiter sa main, elle brisa l’enveloppe et lut:
Madame,
Est-ce trop compter sur la mémoire de votre cœur que d’espérer une demi-heure d’entretien?
Demain, entre deux et trois heures, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel.
Marquis de Clameran.
Par bonheur, Mme Fauvel était seule.
Une angoisse aussi affreuse que celle qui précède la mort éteignit le cœur de la pauvre femme à l’instant où, d’un coup d’œil, elle parcourut le billet.
Dix fois elle le relut à demi-voix, comme pour se bien pénétrer de l’épouvantable réalité, pour se prouver qu’elle n’était pas victime d’une hallucination.
Ce n’est qu’après bien du temps qu’elle put recueillir ses idées plus éparpillées que les feuilles d’automne après l’ouragan, qu’elle put réfléchir.
Alors elle commença à se dire qu’elle s’était alarmée trop tôt et inutilement. De qui était cette lettre? De Gaston, sans doute. Eh bien! quelle raison de trembler?
Gaston, revenu en France, voulait la revoir. Elle comprenait ce désir; mais elle connaissait assez cet homme, jadis tant aimé, pour savoir qu’elle n’avait rien à redouter de lui Il viendrait, il la trouverait mariée à un autre, vieillie, mère de famille, ils échangeraient un souvenir, un regret peut-être, elle lui rendrait le dépôt qu’il lui avait confié, et ce serait tout.
Mais elle était assaillie de doutes affreux. Révélerait-elle à Gaston qu’elle avait eu un fils de lui?
Avouer? C’était se livrer. C’était mettre à la merci d’un homme – le plus loyal et le plus honnête certainement, mais enfin d’un homme – non seulement son honneur et son bonheur à elle, mais l’honneur et le bonheur de son mari et de ses enfants.
Se taire? C’était commettre un crime. C’était, après avoir abandonné son enfant, après l’avoir privé des soins et des caresses d’une mère, lui voler le nom et la fortune de son père.
Elle se demandait quelle décision prendre, quand on vint la prévenir que le dîner était servi.
Mais elle ne se sentait pas le courage de descendre. Affronter les regards de ses fils était au-dessus de ses forces. Elle se dit très souffrante et gagna sa chambre, heureuse, pour la première fois, de l’absence de son mari.
Bientôt Madeleine, inquiète, accourut, mais elle la renvoya, disant que ce n’était rien qu’un mal de tête, et qu’elle voulait essayer de dormir.
Elle voulait rester seule en face du malheur, et son esprit s’efforçait de pénétrer l’avenir, de deviner ce qui arriverait le lendemain.
Il vint, ce lendemain qu’elle redoutait et qu’elle souhaitait.
Jusqu’à deux heures, elle compta les heures. Après, elle compta les minutes.
Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte du salon s’ouvrit et un domestique annonça:
– Monsieur le marquis de Clameran.
Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendant sa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir et d’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénible entrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait, elle devait dire ceci, puis cela.
Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotion affreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.
Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restait debout au milieu du salon, immobile, attendant.
C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveux grisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portant avec distinction ses vêtements noirs.
Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, Mme Fauvel le considérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits de l’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cet amant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avait pressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.
Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr de l’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…
À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, elle murmura:
– Gaston!
Mais lui, secouant tristement la tête, répondit:
– Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé aux douleurs et aux misères de l’exil; je suis Louis de Clameran.
Quoi! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, ce n’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle!
Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston, autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pour livrer leur secret?
Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres se présentaient en même temps à sa pensée.
Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillances que Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sa situation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit une lucidité supérieure.
D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en face d’elle, et du ton le plus calme, elle dit:
– Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, à laquelle j’étais loin de m’attendre.
Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sans cesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de Mme Fauvel, il s’assit.
– Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander si nul ne peut écouter ce que nous disons ici.
– Pourquoi cette question?… Je ne crois pas que vous ayez à me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mes enfants.
Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peu près comme un homme sensé aux divagations d’un fou.
– Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi mais pour vous.
– Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes à l’abri de toute indiscrétion.
En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuil auprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas, tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.
– Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsi que cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernières pensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de ses suprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant?…
Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vain qu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal. Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt de Gaston.