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– Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestes circonstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu son avenir.

Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elle paraissait chercher dans sa mémoire à quelle circonstance Louis faisait allusion.

– Vous avez oublié, madame? reprit-il d’un ton amer, je vais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps, oh! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureux frère…

– Monsieur!…

– Oh! il est inutile de nier, madame; Gaston, faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-il en soulignant le mot.

Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation. Que pouvait être ce tout? Rien, puisque Gaston était parti sans la savoir enceinte.

Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de son cœur:

– Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, que vous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère de famille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secret et non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas été parfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il ne me le rappellerait pas, lui!… Enfin, quel qu’ait été ce passé que vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.

– Ainsi, vous avez oublié?

– Tout, absolument.

– Même votre enfant, madame?

Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongent jusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup de massue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, se disant: quoi! il sait! Comment a-t-il pu savoir?

S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eût point lutté, elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur des siens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoir sacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût crue capable.

– Je crois que vous m’insultez, monsieur! dit-elle.

– Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus de Valentin-Raoul?

– Mais c’est donc une gageure!…

Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet. D’où? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée, bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant les preuves les plus irrécusables, les plus évidentes.

Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquis de Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait au moins connaître quelque chose de ses projets.

– Enfin! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous en venir?

– Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exil conduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, il rencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie, l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’il voulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et, tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ce Raoul était son fils, le vôtre, madame.

– Mais c’est un roman que vous me récitez.

– Oui, madame, un roman, et le dénouement est entre vos mains. Certes, la comtesse votre mère avait pris, pour cacher votre secret, les précautions les plus minutieuses et les plus savantes; mais les plans les mieux conçus pèchent toujours par quelque endroit. Après votre départ, une des amies que votre mère avait à Londres est venue la relancer jusqu’au village où vous étiez établies. Cette dame a prononcé votre vrai nom devant la fermière qui avait été chargée de l’enfant. Tout était découvert. Mon frère a voulu des preuves, il s’en est procuré d’irrécusables, de positives.

Il s’arrêta, épiant sur le visage de Mme Fauvel l’effet de ses paroles.

À sa grande surprise, elle ne semblait ni émue, ni troublée; son œil souriait.

– Et après? interrogea-t-elle du ton le plus léger.

– Ensuite, madame, Gaston a reconnu cet enfant. Mais les Clameran sont pauvres, c’est sur un grabat d’hôtel garni que mon frère est mort, et je n’ai, moi, pour vivre, qu’une pension de mille deux cents francs. Que va devenir Raoul, seul, sans famille, sans protecteur, sans un ami? Ces inquiétudes ont torturé les derniers moments de mon frère.

– En vérité, monsieur…

– Je finis, interrompit Louis. C’est alors que Gaston m’a ouvert son cœur. C’est alors qu’il m’a ordonné de venir vers vous. «Valentine, m’a-t-il dit, Valentine se souviendra, elle ne saurait supporter cette idée, que notre fils manque de tout, même de pain; elle est riche, très riche, je meurs tranquille.»

Mme Fauvel s’était levée; cette fois, c’était bien évidemment un congé.

– Vous avouerez, n’est-ce pas, monsieur, commençat-elle, que ma patience est grande.

Cette assurance imperturbable confondait si bien Louis qu’il ne répondit pas.

– Je veux bien vous dire, poursuivit-elle, qu’autrefois, en effet, j’ai eu la confiance de monsieur Gaston de Clameran. Je vais vous en donner une preuve, en vous restituant les parures de la marquise votre mère, qu’il m’avait confiées lors de son départ.

Tout en parlant, elle avait pris sous un des coussins de la causeuse la bourse qui renfermait les bijoux, et elle la tendait à Louis.

– Voici ce dépôt, monsieur le marquis, dit-elle, permettez-moi de m’étonner que votre frère ne me l’ait jamais redemandé.

Moins maître de soi, Louis eût laissé voir quelle surprise était la sienne.

– J’avais mission, fit-il d’un ton sec, de ne pas parler de ce dépôt.

Sans répondre, Mme Fauvel étendit la main vers un cordon de sonnette.

– Vous trouverez bon, monsieur, fit-elle, que je brise un entretien accepté uniquement pour vous restituer des bijoux précieux.

Ainsi repoussé, M. de Clameran ne crut pas devoir insister.

– Soit, madame, prononça-t-il, je me retire. Je dois seulement ajouter que mon frère m’a dit encore: «Si Valentine avait tout oublié, si elle refusait d’assurer l’avenir de notre fils, je t’ordonne de l’y contraindre.» Méditez ces paroles, madame, car ce que j’ai juré de faire, sur mon honneur, je le ferai!…

Enfin, Mme Fauvel était seule, elle était libre. Enfin elle pouvait, sans craintes, laisser éclater son désespoir.

Épuisée par les efforts qu’il lui avait fallu faire pour rester calme sous l’œil de Clameran, elle se sentait brisée de corps et d’âme.

C’est à peine si elle eut la force de gagner, en chancelant, sa chambre à coucher et de s’y enfermer.