Maintenant, plus de doutes, ses craintes étaient devenues des réalités. Elle pouvait, avec certitude, sonder les profondeurs du précipice où on allait la pousser et où elle entraînerait tous les siens.
Ah! pourquoi avait-elle écouté sa mère, pourquoi s’était-elle tue!
Plus d’espoir, désormais.
Cet homme, qui venait de s’éloigner, la menace à la bouche, il reviendrait; elle ne le comprenait que trop. Que lui répondrait-elle?
Il s’en était fallu de bien peu qu’elle se trahît quand Louis avait parlé de Raoul. Ses entrailles avaient tressailli, au nom du pauvre abandonné qui expiait les fautes de sa mère.
À l’idée que peut-être il subirait les étreintes de la misère, tout son être frémissait d’une douleur aiguë.
Lui, manquer de pain, lui, son enfant! Et elle était riche, et tout Paris enviait son luxe!
Ah! que ne pouvait-elle mettre à ses pieds tout ce qu’elle possédait. Avec quelles délices elle eût épuisé les plus pénibles privations. Mais comment, sans se livrer, lui faire tenir assez d’argent pour le mettre à l’abri des difficultés de la vie!
C’est que la voix de la prudence lui criait qu’elle ne devait pas, qu’elle ne pouvait pas accepter l’entremise de Louis de Clameran.
Se confier à lui, c’était se mettre à sa merci, soi et les siens, et il lui inspirait une terreur instinctive.
Elle en était à se demander si vraiment il lui avait dit la vérité.
En repassant dans sa tête le récit de cet homme, elle y trouvait des lacunes et des invraisemblances presque choquantes. Comment Gaston, revenu en France, habitant Paris, pauvre autant que le disait son frère, n’avait-il pas redemandé à la femme le dépôt confié à la jeune fille?
Comment, redoutant l’avenir pour leur enfant, n’était-il pas venu la trouver puisqu’il la supposait riche à ce point que, mourant, il se reposait sur elle?
Mille inquiétudes vagues s’agitaient dans son esprit; elle était pleine de soupçons inexpliqués, d’indéfinissables défiances.
Elle comprenait qu’une seule démarche positive la liait à tout jamais, et alors que n’exigerait-on pas d’elle!
Un moment, elle eut l’idée de se jeter aux pieds de son mari et de lui tout avouer.
Malheureusement, elle repoussa cette pensée de salut.
Son imagination lui représentait l’atroce douleur de cet honnête homme, découvrant après plus de vingt années qu’il avait été odieusement joué.
Elle connaissait assez André pour savoir qu’il ne dirait rien et qu’il ferait tout pour étouffer cette horrible affaire. Mais c’en serait fait du bonheur de la maison. Il déserterait le foyer, les fils s’en iraient de leur côté, tous les liens de la famille seraient brisés.
Par bonheur, le banquier était absent, et les deux jours qui suivirent la visite de Louis, Mme Fauvel put garder la chambre, et personne ne s’aperçut de ses agitations.
Si, pourtant, Madeleine, avec sa finesse de femme, devina qu’il y avait autre chose que la maladie nerveuse dont se plaignait sa tante, et pour laquelle le médecin prescrivait toutes sortes de potions calmantes.
Même, elle remarqua fort bien que cette maladie semblait avoir été déterminée par la visite d’un personnage à figure sévère, qui était resté longtemps seul avec sa tante.
Madeleine pressentait si bien un secret que, le second jour, voyant Mme Fauvel plus inquiète, elle osa lui dire:
– Tu es triste, chère tante, qu’as-tu? parle-moi, veux-tu que je fasse prier notre cher curé de venir causer avec toi?
C’est avec une aigreur bien surprenante chez elle, qui était la douceur même, que Mme Fauvel repoussa la proposition de sa nièce.
Ce que Louis avait prévu arrivait.
À la réflexion, ne voyant nulle issue à sa déplorable situation, Mme Fauvel, peu à peu, se déterminait à céder. En consentant à tout, elle avait une chance de tout sauver. Elle ne s’abusait pas, elle comprenait bien qu’elle se préparait une vie impossible, mais au moins elle souffrirait seule, et dans tous les cas elle gagnerait du temps.
Cependant, M. Fauvel était de retour, et Valentine, en apparence du moins, avait repris ses habitudes.
Mais ce n’était plus l’heureuse mère de famille, la femme au visage souriant et reposé, si assurée en son bonheur, si calme en face de l’avenir. Tout en elle décelait d’horribles inquiétudes.
Sans nouvelles de Clameran, elle l’attendait, pour ainsi dire, à chaque minute du jour, tressaillant à chaque coup de sonnette, pâlissant toutes les fois que la porte s’ouvrait, n’osant sortir dans la crainte qu’il ne se présentât en son absence. Le condamné à mort qui chaque matin en s’éveillant, se dit: sera-ce pour aujourd’hui? n’a pas de plus épouvantables angoisses.
Clameran ne vint pas, il écrivit, ou plutôt, comme il était trop prudent pour préparer des armes contre lui, il fit écrire un billet, dont seule Mme Fauvel pouvait connaître le sens, et où, se disant malade, il s’excusait d’être forcé de lui donner rendez-vous pour le surlendemain chez lui, à l’hôtel du Louvre.
Cette lettre fut presque un soulagement pour Mme Fauvel. Elle en était à tout préférer à ses anxiétés. Elle était résolue à consentir à tout.
Elle brûla donc la lettre en se disant: j’irai.
Le surlendemain, en effet, à l’heure indiquée, elle mit la plus simple de ses robes noires, celui de ses chapeaux qui lui cachait le mieux le visage, glissa dans sa poche une voilette et sortit.
Ce n’est que fort loin de chez elle qu’elle osa prendre un fiacre qui la déposa devant l’hôtel du Louvre.
La chambre de M. le marquis Louis de Clameran était, lui dit le concierge, au troisième étage.
Elle s’élança, heureuse d’échapper à tous les regards qui lui semblaient s’attacher à elle; mais, en dépit de minutieuses indications, elle se perdit dans l’immense hôtel et longtemps erra dans les interminables corridors.
Enfin elle arriva devant une porte au-dessus de laquelle était le numéro indiqué: 317.
Elle s’arrêta, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les palpitations de son cœur qui battait à se briser.
Au moment d’entrer, au moment de risquer cette démarche décisive, une frayeur immense l’envahissait au point de paralyser ses mouvements.
La vue d’un locataire de l’hôtel qui traversait le corridor mit fin à ses hésitations.
D’une main tremblante, elle frappa trois coups bien légers.
– Entrez, dit une voix.
Elle entra.
Mais ce n’était pas le marquis de Clameran qui était au milieu de cette chambre, c’était un tout jeune homme, presque un enfant, qui la regardait d’un air singulier.