Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissante aux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’y avait rien, André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait, emportée dans ce tourbillon de tendresse.
Raoul, cependant, continuait:
– C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé te demander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoi bon! Je suis pauvre, c’est vrai, très pauvre; mais la misère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et mon intelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très riche, dit-on. Qu’est-ce que cela me fait? Garde toute ta fortune, mère chérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer. Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personne ne saura rien; sois sans crainte; je saurai bien cacher mon bonheur.
Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils! Ah combien elle se le reprochait! Combien elle se reprochait aussi de n’avoir pas plus tôt volé au-devant de lui.
Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie, savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.
Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait été celle des enfants des pauvres.
La fermière à qui on l’avait confié lui avait toujours témoigné une certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’air intelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner une certaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sa condition à lui.
À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force de travail il commençait à gagner son pain, quand un jour un homme était venu qui lui avait dit: «Je suis ton père», et l’avait emmené.
Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendresse d’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, le jour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre ses bras.
– Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je été malheureux? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois, puisque je t’aime.
Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul, heureusement, veillait.
– Sept heures! s’écria-t-il tout à coup.
Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment de la réalité. Sept heures!… Son absence si longue serait peut-être remarquée?
– Te reverrai-je, ma mère? demanda Raoul au moment où ils se séparaient.
– Oh! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendresse folle, oui, souvent, tous les jours, demain.
C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que Mme Fauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de ses actions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter une liberté sans contrôle.
C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre de l’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il lui fallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérable supplice de composer son visage, de cacher cet événement immense qui bouleversait sa vie.
Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour, il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue de Provence où on l’attendait pour se mettre à table.
M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouva commun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutions soudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pour cette confiance sans bornes qu’il avait en elle.
Et c’est avec un calme imperturbable, sans trouble, presque sans efforts, qu’elle, d’ordinaire si craintive, elle répondit à ces plaisanteries.
Si enivrantes avaient été ses sensations près de Raoul, que dans son délire, elle était incapable de rien désirer, de rien rêver au-delà du renouvellement de ces émotions délicieuses.
Plus d’épouse dévouée, plus de mère de famille incomparable. C’est à peine si elle s’arrêtait à l’idée de ses deux fils. Ils avaient toujours été heureux et aimés, eux, ils avaient un père, ils étaient riches, tandis que l’autre, l’autre!… Quelles compensations ne lui devait-elle pas!
Encore un peu, et, dans son aveuglement, elle eût rendu les siens responsables des misères de Raoul.
Et nul remords, pas un tressaillement de conscience, nulle appréhension des événements. Sa folie était complète. L’avenir, pour elle, c’était le lendemain; l’éternité, les seize heures qui la séparaient d’une nouvelle entrevue. La mort de Gaston lui paraissait être l’absolution du passé aussi bien que du présent.
Mais elle regrettait d’être mariée. Libre, elle eût pu se consacrer tout entière à Raoul. Elle était riche, mais c’est avec bonheur qu’elle eût donné son luxe pour la pauvreté avec lui.
Ni son mari, ni ses fils ne soupçonneraient jamais les pensées qui l’agitaient, elle était tranquille de ce côté, mais elle redoutait sa nièce.
Il lui semblait que lorsqu’elle était rentrée, Madeleine avait arrêté sur elle des regards singuliers. Se doutait-elle donc de quelque chose? Elle l’avait depuis plusieurs jours poursuivie de questions étranges. Il fallait se défier d’elle.
Cette inquiétude changea en une sorte de haine l’affection qu’avait Mme Fauvel pour sa fille d’adoption.
Elle si bonne, si aimante, elle eut regret de l’avoir recueillie et de s’être ainsi donnée un de ces vigilants espions à qui rien n’échappe. Comment se dérober, se demandait-elle, à cette sollicitude inquiète du dévouement, à cette pénétration d’une jeune fille qui s’était habituée à suivre sur son visage la trace de ses plus fugitives émotions?
C’est avec une indicible joie qu’elle découvrit un moyen à sa portée.
Depuis deux ans bientôt, il était question d’un mariage entre Madeleine et le caissier de la maison, Prosper Bertomy, le protégé du banquier. Mme Fauvel se dit qu’elle n’avait qu’à s’occuper de cette union et à la presser autant que possible.
Madeleine mariée irait habiter avec son mari et lui laisserait la libre disposition de ses journées.
Le soir même, elle osa parler la première de Prosper et, avec une duplicité dont elle eût été incapable quelques jours plus tôt, elle arracha le dernier mot de Madeleine.
– Ah! c’est ainsi, mademoiselle la mystérieuse, disait-elle gaiement, que vous vous permettez de choisir entre tous vos soupirants sans ma permission!
– Mais, ma bonne tante, il me semble…
– Quoi! que je devais deviner? c’est ce que j’ai fait.
Elle prit un air sérieux, et ajouta:
– Cela étant, il ne reste plus qu’à obtenir le consentement de maître Prosper. Le donnera-t-il?