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ANTONE TCHÉKHOV

LE DUEL

Traduit du russe par DENIS ROCHE

GLOSSAIRE

Ambon : degré avant l'iconostase. Bazarov : héros de Tourguénièv.

Chachlïk : morceaux de mouton grillés à la caucasienne. Doukhane : cabaret en géorgien.

Institut : maison d'éducation pour les jeunes filles nobles. Listok : journal de Moscou. Niva : petit journal illustré. Onieguine : héros de Pouchkine.

Panagie : insigne épiscopal composé d'une image du Christ

et de la Vierge. Petchorine : héros de Lermontov. Razgoulai : quartier de Moscou. Roûdine : héros de Tourguénièv dans Terres vierges. Sadôvaia : rue des Jardins. Tchetchenses : peuplade du Caucase.

Vakh : exclamation de contentement calquée sur une

expression de tristesse fameuse des Israélites russes. Vinnte : sorte de whist.

IL était huit heures du matin — l'heure où après une nuit chaude, étouffante, les officiers, les fonc­tionnaires et les nouveaux venus prenaient d'habi­tude leur bain de mer, avant d'aller boire au Pavillon du café ou du thé.

Ivane Anndréïtch Laïèvski, jeune homme de vingt- huit ans, blond et maigre, coiffé de la casquette du ministère des Finances, chaussé de pantoufles, rencontra sur la plage, parmi beaucoup d'autres connaissances, en allant se baigner, son ami, le médecin militaire Samoilénnko.

Avec sa grosse tête tondue et rouge, enfoncée dans les épaules, avec son grand nez, ses sourcils noirs, sa barbe grise, séparée en deux grosses touffes, replet et tassé, et avec sa voix rauque et profonde d'officier de province, ce Samoïlénnko produisait de prime abord une impression désagréable de soudard aux bronches éraillées ; mais après deux ou trois jours de connais­sance, son visage commençait à paraître extraordinai- rement bon, agréable et même beau. C'était, malgré sa gaucherie et son ton grossier, un homme paisible, excel­lent, infiniment serviable.

Il tutoyait, en ville, tout le monde, prêtait de l'ar­gent à chacun, soignait, fiançait, mariait, réconciliait tout le monde, organisait des pique-niques où il grillait lui-même le chachlik et préparait une très bonne bouil­labaisse de rascasses. Il faisait constamment des dé­marches pour quelqu'un et se réjouissait sans cesse de quelque chose. Il était, de l'avis général, irréprochable et n'avait que deux côtés faibles : en premier lieu, la honte de sa bonté qu'il tâchait de dissimuler sous un regard sévère et une feinte grossièreté; il aimait, en second lieu, que les infirmiers et les soldats l'appelassent Excellence, bien qu'il ne fût que conseiller d'État.

— Réponds à une question, Alexandre Davîdytch, commença Laïèvski quand ils furent entrés dans l'eau jusqu'aux épaules. Supposons que tu aies eu une liaison avec une femme aimée et sois resté plus de deux ans avec elle, puis, que tu aies, comme il arrive, cessé de l'aimer et senti qu'elle est pour toi une étrangère. Que ferais-tu en pareil cas?

— Bien simple. Va, petite mère, où bon te semble, — et c'est tout.

— Facile à dire ! Mais si elle ne sait où aller? Si c'est une femme seule, sans famille, qui n'ait pas le sou et ne sache pas travailler...

— Eh bien? Je lui colle cinq cents roubles dans les dents, ou vingt-cinq roubles par mois, — et c'est tout... Très simple !

— Admettons que tu aies les cinq cents roubles ou que tu puisses payer les vingt-cinq roubles par mois, mais la femme dont je te parle est une femme instruite et fière. Te déciderais-tu à lui offrir de l'argent? Et sous quelle forme?

Samoïlénnko voulut répondre, mais, à ce moment, une grosse vague les roula tous les deux, alla se briser sur la rive et reflua avec bruit sur les galets. Les amis sortirent de l'eau et s'habillèrent.

— Évidemment, il est difficile de vivre avec une femme que l'on n'aime pas, dit Samoïlénnko, faisant tomber du sable entré dans une de ses bottes. Mais il faut, Vânia, raisonner en être humain. Moi, en pareil cas, je n'aurais pas laissé voir que je ne l'aimais plus et serais resté avec elle jusqu'à la mort.

Il fut tout à coup honteux de ce qu'il disait, et se reprit :

— Il eût mieux valu, à mon sens, qu'il n'y eût pas de femmes du tout. Qu'elles aillent au diable !

Ayant fini de s'habiller, les amis se rendirent au Pavillon. Samoilénnko y était comme chez lui ; il y avait même un couvert lui appartenant. Chaque matin on lui servait une tasse de café, un grand verre taillé, plein d'eau, de la glace et un petit verre de cognac. Il buvait d'abord le cognac, puis le café brûlant, puis l'eau glacée, et c'était apparemment exquis, puisque, après avoir bu, ses yeux devenaient luisants. Il se lissait la barbe à deux mains et disait, en regardant la mer :

■— Extraordinairement belle vue !

Après une longue nuit, perdue en tristes et vaines pensées empêchant de dormir, et qui accroissaient, sem­blait-il, la chaleur et l'obscurité de la nuit, Laïèvski se sentait brisé et las. Son bain et son café ne le remirent même pas.

— Reprenons notre discours, Alexandre Davîdytch, dit-il. Je ne te cacherai rien et veux te dire sincèrement, comme à un ami, que mes relations avec Nadièjda Fiôdorovna sont mauvaises... Très mauvaises! Pardon de t'initier à mes secrets, mais j'ai besoin de parler.

Samoïlénnko, pressentant de quoi il allait être ques­tion, baissa les yeux et se mit à tapoter sur la table.

— J'ai vécu deux ans avec elle, continua Laïèvski, et je ne l'aime plus, — ou, plus exactement, j'ai com­pris que je ne l'ai jamais aimée... Ces deux années furent une erreur.

Laïèvski avait l'habitude, en parlant, de considérer attentivement le creux rose de ses mains, de se ronger les ongles ou de froisser ses manchettes; et c'est ce qu'il faisait maintenant.

— Je sais très bien, dit-il, que tu ne peux m'aider en rien, mais je m'ouvre à toi parce que, pour les ratés et les gens inutiles de mon espèce, le salut est dans l'épanchement. Je dois peser chacun de mes actes, trouver une explication et une justification de ma vie absurde dans les théories de quelqu'un, dans quelque type littéraire, et dans le fait, par exemple, que nous, gens de la noblesse, nous dégénérons, et ainsi de suite... La nuit passée, par exemple, je me consolais en me disant sans cesse : « Ah ! que Tolstoï a raison, cruelle­ment raison ! » Et cela me soulageait. Vraiment, frère, c'est un grand écrivain !

Samoïlénnko, qui n'avait jamais lu Tolstoï et qui se proposait chaque jour de le lire, se troubla et dit :

— Oui, tous les écrivains écrivent d'imagination, tandis que lui écrit directement d'après nature...

— Mon Dieu, soupira Laïèvski, à quel point la civi­lisation nous déforme ! J'ai aimé une femme mariée ;elle m'aimait aussi... Au début ce furent des baisers, de paisibles soirées, des serments, et du Spencer, et de l'idéal, et des intérêts partagés !... Quel mensonge ! En réalité, nous fuyons le mari, mais nous nous mentions en pensant fuir le vide de notre vie intellectuelle. Nous nous figurions ainsi l'avenir : d'abord le Caucase, où, pour nous accoutumer aux lieux et aux gens, je devien­drais fonctionnaire ; puis nous acquerrions un bout de terre, travaillerions à la sueur de notre front, aurions de la vigne, un champ, etc... Si tu avais été à ma place, toi ou ton ami le zoologue von Koren, peut-être eussiez- vous passé trente années avec Nadiéjda Fiôdorovna et laissé à vos héritiers une belle vigne et trois mille arpents de maïs ; mais moi, dès le premier jour, je me suis senti en faillite. En ville, une chaleur insuppor­table, l'ennui, la solitude. Aux champs, on s'attend à trouver sous chaque pierre, sous chaque buisson des mille-pieds, des scorpions, des serpents. Par-delà la cam­pagne, c'est le désert et les montagnes. Des étrangers, une nature étrangère aussi, une culture pitoyable : tout cela, frère, est moins simple que de se promener en pelisse sur la perspective Niévski, en donnant le bras à Nadiéjda Fiôdorovna, et de rêver aux pays chauds. Ici, il faut une lutte, non pas à la vie, mais à la mort ; et quel lutteur suis-je? Je suis un pitoyable neuras­thénique, un être qui ne sait rien faire de ses mains blanches... Dès le premier jour, je compris que mes idées de vie laborieuse, avec des vignes en perspective, ne valaient rien. Pour ce qui est de l'amour, je dois te dire que, vivre avec une femme qui a lu Spencer et qui a tout quitté pour toi, est aussi peu intéressant que de vivre avec n'importe quelle Annphîssa ou quelleAkoulîna. C'est la même odeur de fer à repasser, de poudre de riz et de médicaments, les mêmes papillotes le matin, et la même duperie volontaire...