— On ne peut pas, en ménage, se passer de fer à repasser, dit Samoïlénnko, rougissant de ce que Laïèvski lui parlât si nettement d'une dame qu'il connaissait. Tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui, Vânia, je le vois... Nadiéjda Fiôdorovna est une femme très bien, instruite; toi, tu es un homme de très grand esprit... Évidemment vous n'êtes pas mariés, dit-il, en se retournant vers les tables voisines, mais ce n'est pas votre faute, et, d'ailleurs... il ne faut pas avoir de préjugés, et il faut se mettre au niveau des idées modernes. Je suis, quant à moi, partisan de l'union libre; oui... Et, à mon sens, une fois que l'on s'est mis ensemble, il faut y rester jusqu'à la mort.
— Sans amour?
— Je vais tout de suite t'expliquer, dit Samoïlénnko. Il y a huit ans, il y avait ici, comme agent d'assurances, un petit vieux, bonhomme, lui aussi, de très grand esprit. Et voici ce qu'il disait : Dans la vie conjugale, l'essentiel, c'est la patience... Tu entends, Vânia? Pas l'amour ; la patience ! L'amour ne peut pas durer longtemps. Tu as vécu deux années dans l'amour et, maintenant, ta vie conjugale a visiblement atteint la période où, pour conserver l'équilibre, tu dois mettre en avant toute ta patience...
— Tu crois à ton vieux petit fonctionnaire? Pour moi, son conseil est inepte. Ton petit vieux pouvait faire l'hypocrite, s'exercer à la patience, et regarder la personne qu'il n'aimait pas comme un objet indispensable à ses exercices; mais je ne suis pas encore tombé aussi bas. Si je voulais exercer ma patience, je m'achèterais des haltères ou un cheval rétif; mais je laisserais les gens en paix.
Samoïlénnko commanda du vin blanc et de la glace. Quand ils eurent bu chacun un verre, Laïèvski soudain demanda :
— Dis-moi, je te prie, ce qu'est le ramollissement cérébral?
— C'est, comment t'expliquer?... Une maladie où le cerveau devient mou... Comme s'il se liquéfiait.
— On en guérit?
— Oui, si la maladie n'a pas été négligée... Douches froides, vésicatoires... et puis quelques remèdes internes.
— Bon... Alors tu vois quelle est ma position. Je ne peux pas vivre avec elle, cela dépasse mes forces ; tant que je suis avec toi, je philosophe encore, je souris ; mais, à la maison, je perds tout courage. C'est une telle angoisse que, si l'on me disait, supposons, que je dois vivre encore un mois avec elle, il me semble que je me logerais une balle dans la tête. Et, pourtant, on ne peut pas la quitter ! Elle est seule ; elle n'a pas l'habitude du travail ; nous n'avons d'argent ni l'un ni l'autre... Où irait-elle? Chez qui? Pas d'issue... Allons, voyons, dis-moi ce qu'il y a à faire?
— Hum? oui... mugit Samoïlénnko ne sachant que répondre. Elle t'aime?
— Oui, elle m'aime, dans la mesure où un homme est nécessaire à une femme de son âge et de son tempérament. Il lui serait aussi pénible de renoncer à moi qu'à sa poudre ou à ses papillotes. Je suis une partie constitutive de son boudoir.
Samoïlénnko se sentit gêné.
— Tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui, Vânia, répéta-t-il. Tu as dû mal dormir.
— Oui, j'ai mal dormi... De façon générale, frère, je ne me sens pas bien. La tête vide, le coeur prêt à s'arrêter, je ne sais quelle faiblesse... Il faut m'enfuir d'ici !
— Où cela?
— Là-bas, au nord. Au pays des pins, des champignons, des gens, et des idées... Je donnerais la moitié de ma vie pour me baigner dans une petite rivière des gouvernements de Moscou ou de Toûla, pour avoir froid, puis me promener des heures et bavarder avec un étudiant quelconque, bavarder, bavarder... Et quelle bonne odeur de foin ! Te rappelles-tu ça, le soir, lorsqu'on se promène au jardin, que les sons d'un piano arrivent jusqu'à vous et que l'on entend passer un train?...
Laïèvski à ces pensées rit de plaisir ; les larmes lui vinrent aux yeux et, pour les cacher, il se pencha pour prendre des allumettes sur la table voisine.
— Moi, dit Samoïlénnko, il y a dix-huit ans que je n'ai pas été en Russie. J'ai déjà oublié ce qui en est. Pour moi, il n'y a pas de pays plus magnifique que le Caucase.
— Un tableau de Véréchtchâguïne représente un puits profond au fond duquel languissent des condamnés à mort ; ton splendide Caucase me semble un puits pareil. Si l'on me proposait d'être ramoneur à Péters- bourg ou d'être prince ici, je choisirais d'être ramoneur.
Laïèvski réfléchit. En regardant son corps voûté, ses yeux fixes, son visage pâle et suant, ses tempes creuses, ses ongles rongés et l'une de ses pantoufles sortie dutalon, qui laissait voir une chaussette mal reprisée, Samoïlénnko fut pénétré de pitié. Et, sans doute parce que Laïèvski le fit penser à un enfant innocent, il lui demanda :
— As-tu encore ta mère?
— Oui, mais nous ne nous voyons pas. Elle n'a pas pu me pardonner cette liaison,
Samoïlénnko aimait Laïèvski. Il le considérait comme un brave garçon, un étudiant, un bon compagnon avec lequel on pouvait boire, rire et causer à cœur ouvert. Ce qu'il comprenait en lui, lui déplaisait extrêmement : Laïèvski buvait beaucoup et à toute heure; il jouait aux cartes, méprisait son travail, dépassait ses ressources, employait souvent des expressions inconve- ' nantes, se promenait en pantoufles dans la rue et se disputait en public avec Nadiéjda Fiôdorovna. Cela déplaisait à Samoïlénnko. Mais que Laïèvski fût passé par la Faculté de philologie, qu'il fût abonné à deux grandes revues, qu'il parlât souvent avec tant d'esprit qu'un petit nombre seul de personnes le comprît, qu'il eût avec lui une femme instruite : tout cela Samoïlénnko ne le comprenait pas ; mais cela lui plaisait. Il regardait Laïèvski comme supérieur à lui et l'estimait.
— Encore un détail, dit Laïèvski, remuant la tête ; mais cela entre nous... Je le cache encore à Nadiéjda Fiôdorovna ; n'en dis rien devant elle... J'ai reçu avant- hier une lettre. Son mari est mort d'un ramollissement cérébral.
— Dieu ait son âme ! soupira Samoïlénnko, Et pourquoi donc le lui,caches-tu?
— Lui montrer cette lettre équivaudrait à dire : allons à l'église nous marier. Il faut d'abord préciser
nos relations. Lorsqu'elle sera convaincue que nous ne pouvons plus continuer à vivre ensemble, je lui montrerai la lettre. Alors ce sera sans danger.
— Sais-tu, Vânia? lui dit Samoïlénnko (et sa figure prit une expression triste et suppliante comme s'il allait demander une chose lui plaisant beaucoup et qu'il eût peur qu'on lui refusât), épouse-la, mon cher !
— Pourquoi?
— Remplis ton devoir envers cette excellente femme ! Son mari est mort, la Providence elle-même t'indique ce que tu as à faire.
— Mais comprends, original que tu es, que c'est impossible. Se marier sans amour est aussi laid et indigne d'un homme que de dire la messe sans croire.
— Mais c'est ton devoir !
— En quoi est-ce mon devoir? demanda Laïèvski irrité. t
— Quand tu l'as enlevée à son mari, tu en as pris la responsabilité.
— Mais on te le dit, en russe : je ne l'aime pas.
— Si tu ne l'aimes pas, respecte-la, considère-la. v
— La respecter, la considérer... persifla Laïèvski; comme si elle était la supérieure d'un couvent ! Tu es mauvais psychologue et physiologiste si tu crois que, vivant avec une femme, l'estime et le respect peuvent suffire. Il faut avant tout, à la femme, une chambre à coucher.