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Ou du moins c’est ce qu’ils pensent.

Avec un sourire amer, Gordon se redressa et progressa à reculons, sur les fesses, le long de la crête rocheuse jusqu’à ce qu’il eût l’intuitive assurance de n’être plus visible depuis le bas de la pente. Il libéra sa ceinture des derniers branchages et en décrocha sa gourde à demi pleine pour s’octroyer cette longue goulée dont il avait eu si désespérément soif.

Bénie sois-tu, paranoïa, songea-t-il. Pas une seule fois depuis la guerre du Jugement il n’avait permis à la ceinture d’être à plus de cinquante centimètres de lui. C’était l’unique chose qu’il avait pu saisir avant de se précipiter dans les broussailles.

Le métal sombre de son 38 luisait sous une fine couche de poussière lorsqu’il le sortit de l’étui. Gordon souffla sur le revolver au museau trapu et en vérifia soigneusement le mécanisme. Dans une éloquente litote, un doux déclic témoigna de la perfection artisanale et de la meurtrière précision d’une autre époque. Même dans l’art de tuer, le vieux monde avait bien fait les choses.

Surtout dans l’art de tuer, se reprit Gordon. D’en contrebas montaient des rires gras.

En temps ordinaire, il ne voyageait pas avec plus de quatre balles dans le barillet, mais, cette fois, il en préleva deux autres sur la précieuse réserve de munitions qui tenait à l’aise dans une poche de sa ceinture et les engagea dans les deux alvéoles restées libres sous le percuteur. La « sécurité » avait perdu son caractère de force majeure… surtout depuis qu’il s’attendait à mourir d’une manière ou d’une autre dans le courant de la soirée.

Seize années à poursuivre un rêve, se dit-il. D’abord, ce temps trop long perdu à me battre contre un inéluctable effondrement de tout… cet Hiver de Trois Ans au cours duquel je n’ai survécu qu’en fouillant les décombres… et, pour finir, plus de dix ans à me déplacer d’un lieu vers l’autre, à me soustraire à la faim, aux épidémies, sans cesse exposé aux agressions de ces maudits holnistes et des meutes de chiens sauvages… une moitié de vie humaine gaspillée dans une errance de jongleur du Moyen Âge, à donner des représentations théâtrales en solo pour gagner ma croûte dans le seul but d’avoir un jour de plus pour chercher…

… pour chercher un endroit…

Gordon secoua la tête. Il ne pouvait se leurrer sur ce qu’étaient ses rêves… des chimères absurdes, des espoirs de songe-creux qui n’avaient pas leur place dans ce monde-ci.

… un endroit où quelqu’un aurait accepté de prendre ses responsabilités…

Il écarta cette pensée. Quelle qu’eût été sa quête, et en dépit de sa durée, elle semblait devoir connaître ici son terme, dans ces arides et glaciales montagnes qui, jadis, avaient constitué les marches orientales de l’Oregon.

Les bruits qui montaient jusqu’à lui signifiaient que les brigands étaient en train de plier bagage et qu’ils se préparaient à quitter les lieux. D’épais buissons desséchés empêchaient Gordon de voir la pente et les résineux qui la recouvraient. Mais un homme en tenue de chasse délavée ne tarda pas à paraître sur le sentier qui redescendait sur le nord-est, vers la vallée.

La manière dont l’homme était vêtu confirma les souvenirs que Gordon avait conservés des secondes confuses de l’assaut. Ses agresseurs, du moins, ne portaient pas le treillis des surplus d’avant-guerre, l’image de marque et l’uniforme des survivalistes de Holn.

Ce ne sont donc que des malandrins du commun, le genre de mecs à qui l’on souhaite d’aller se faire rôtir en enfer.

Auquel cas, il restait une chance pour que le plan qui commençait à germer dans son esprit pût avoir quelque résultat.

Une chance bien mince, il est vrai.

Le premier voleur avait noué la canadienne de Gordon autour de sa taille. Il berçait au creux de son bras droit la carabine à air comprimé que Gordon avait récupérée dans le Montana et gardée depuis.

— Pressons ! gueula le barbu en se retournant. Ça suffit la rigolade. On ramasse tout ça et on se tire.

Le chef, conclut Gordon.

Un autre homme – plus petit et à l’allure d’un minable – apparut au détour du sentier, chargé d’un sac de toile et d’un fusil passablement déglingué.

— Quel coup de filet ! Ça se fête ! Avec ce qu’on ramène, c’est sûr qu’on va pas nous rationner sur la gnôle, hein, Jas ? (Le petit voleur sautillait d’un pied sur l’autre comme un oiseau surexcité.) Et t’imagines un peu le rire de Sheba et des filles quand on va leur raconter comment on a forcé ce froussard à détaler dans les épines. J’ai jamais rien vu courir aussi vite !

Gordon fit la grimace. Non content d’être dépouillé, voilà qu’il lui fallait subir leurs insultes. C’était pratiquement partout la même chose… cette cruauté post-apocalyptique à laquelle il n’avait jamais vraiment pu s’habituer, même après tant d’années. Ne haussant qu’un œil au-dessus de l’herbe rabougrie qui bordait la crevasse, il prit une profonde inspiration et hurla :

— Si j’étais toi, l’avorton, je compterais pas trop vite sur cette cuite !

L’adrénaline rendait sa voix plus aiguë qu’il ne l’eût souhaité mais il n’y pouvait rien.

Le plus grand des deux s’aplatit maladroitement sur le sol et rampa à couvert derrière l’arbre le plus proche. L’autre resta à bayer aux corneilles.

— Que… quoi… qui c’est, là-haut ?

Gordon sentit comme un brusque soulagement.

Le comportement de ces fils de pute confirmait qu’ils n’étaient pas d’authentiques survivalistes. Pas des holnistes, en tout cas. Il serait déjà mort sinon.

Les autres bandits – Gordon en compta cinq en tout – dévalaient à présent le sentier, chargés de leur butin.

— Baissez-vous ! ordonna leur chef depuis sa cachette.

« Tête-de-bois » parut soudain prendre conscience du péril qu’il y avait à rester ainsi exposé ; il se dépêcha d’aller rejoindre ses camarades dans les broussailles.

L’un d’eux, toutefois, parut vouloir se distinguer… un type au teint jaune, avec des rouflaquettes poivre et sel, coiffé d’un chapeau tyrolien. Au lieu de se mettre à couvert, il fit encore quelques pas, mâchonnant une aiguille de pin et promenant un regard désinvolte sur les fourrés.

— Pourquoi s’inquiéter ? s’enquit-il d’une voix tranquille. Le pauvre bougre était presque à poil lorsque nous lui sommes tombés dessus. Et nous avons son fusil. Alors, voyons donc un peu ce qu’il veut !

Gordon garda la tête baissée mais ne put faire autrement que de remarquer la diction traînante de l’homme, sa nonchalance affectée. C’était le seul à être rasé du jour et, à cette distance, il était possible d’affirmer qu’il portait des vêtements plus propres que les autres et qu’il les entretenait avec un soin plus méticuleux.

Sur un grognement étouffé de son chef, l’élégant larron haussa les épaules et, sans se presser, alla s’abriter derrière le tronc d’un pin torturé. À peine dissimulé, il mit sa main en porte-voix et cria vers le haut de la côte :

— Est-ce bien vous, messire Lapin ? Si oui, je regrette que vous ne soyez pas resté pour nous inviter à prendre le thé. Toutefois, conscient de la manière dont Jas et P’tit Wally ont tendance à traiter les visiteurs, je ne puis vous blâmer d’avoir pris la poudre d’escampette.