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Puis il remplit sa gourde et s’octroya un temps de réflexion.

Outre le revolver, le canif et la boussole, sa poche de ceinture contenait un matériel de pêche miniaturisé qui pourrait se révéler de quelque utilité, à condition, bien sûr, qu’il parvînt jamais à franchir ces montagnes pour atteindre un cours d’eau qui méritât ce nom.

Elle contenait aussi dix balles pour son 38, reliques bénies de la civilisation industrielle.

Dans les premiers temps, à l’époque des émeutes et de la grande famine, on avait cru que les munitions devaient être les seuls objets dont les réserves fussent inépuisables. Si seulement les citoyens de l’Amérique de l’an 2000 avaient pu distribuer et stocker la nourriture avec moitié moins d’efficacité que celle qu’ils avaient déployée pour cacher des montagnes de balles et de cartouches…

Comme il redescendait vers l’emplacement de son camp, son pied gauche enflé se révéla particulièrement sensible à la morsure des cailloux tranchants. Ses mocassins en loques ne l’emmèneraient plus très loin et, dans les nuits glaciales d’un automne en montagne, ses vêtements déchirés n’auraient pas plus d’effet que ses prières sur le cœur de pierre des bandits.

La petite clairière où, une heure plus tôt, il avait établi son camp était à présent déserte, mais ses pires craintes cédèrent devant la vision d’horreur qui l’y attendait.

De sa tente, il ne restait qu’un tas de nylon déchiqueté ; de son sac de couchage, un petit tourbillon de duvet d’oie. En fait, Gordon ne retrouva d’intact que l’arc qu’il s’était taillé dans un arbuste et une longueur de corde résultant de ses expériences artisanales sur des boyaux d’animaux sauvages.

Sans doute ont-ils cru qu’il s’agissait d’une canne. Seize ans après que la dernière usine eut été ravagée par les flammes, les voleurs de Gordon avaient complètement négligé la valeur potentielle d’un arc après épuisement des munitions.

Pour l’heure, il s’en servit comme d’un bâton pour fouiller dans les restes de ce qui avait été un carnage, à la recherche de quelque objet récupérable.

Bon sang, c’est incroyable ! Ils ont même emporté mon journal ! À tous les coups, c’est ce morveux de Roger Septien qui l’a pris en prévision des longues journées d’hiver qu’il pourra meubler en lisant mes aventures et en ricanant de ma naïveté cependant que pumas et vautours me nettoieront les os.

Bien sûr, il n’y avait plus trace de nourriture. Disparu le sac de grosse semoule que les habitants d’un petit village de l’Idaho lui avaient concédé en échange de quelques chansons et d’un répertoire d’anecdotes. Disparue aussi la petite réserve de sucres d’orge qu’il avait dénichée dans les entrailles mécaniques d’un distributeur éventré.

Pour ce qui est des sucreries, c’est aussi bien comme ça, songea Gordon alors qu’il extirpait de la poussière les débris de sa brosse à dents. Mais, bon sang, est-ce qu’ils avaient vraiment besoin de faire ça ?

Dans les derniers mois de l’Hiver de Trois Ans – alors que les survivants de la milice dont il était membre luttaient encore pour conserver les silos de soja de Wayne, Minnesota, sous le contrôle d’un gouvernement dont personne n’avait eu la moindre nouvelle depuis belle lurette – cinq de ses camarades étaient morts d’infection buccale aiguë. Mort atroce et sans gloire, dont nul n’avait pu comprendre la cause… bactéries répandues par les armes biologiques ou, simplement, la faim, le froid et l’absence presque totale d’hygiène ? Tout ce que Gordon en avait tiré, c’était la hantise de voir ses dents lui pourrir dans la bouche.

Les fumiers ! grogna-t-il au fond de lui alors que, rageusement, il expédiait au loin son ustensile de toilette désormais inutilisable.

Il donna un dernier coup de pied dans ce qui n’était plus qu’un tas d’ordures. Rien n’y subsistait qui pût le faire changer d’idée.

Cesse de tergiverser. Allez, vas-y. Fais ce que tu as décidé.

Gordon se mit en marche, d’abord avec quelque raideur, mais ce fut bientôt d’un pas aussi vif que silencieux qu’il suivit le sentier serpentant dans les sous-bois calcinés.

Le chef des hors-la-loi ne lui avait-il pas promis de le manger s’il venait à croiser de nouveau leur route ? Le cannibalisme était devenu monnaie courante ces derniers temps, et il était parfaitement concevable que ces montagnards eussent pris goût au « long cochon ». Toutefois, Gordon se devait de les convaincre qu’un homme qui n’avait plus rien à perdre était néanmoins un adversaire avec lequel il fallait compter.

À peine eut-il parcouru quelques centaines de mètres que leurs traces lui devinrent familières : deux jeux d’empreintes avaient les contours imprécis des mocassins que l’on taillait maintenant dans la peau des daims ; dans les trois autres, on reconnaissait indiscutablement les dessins des semelles de caoutchouc d’avant-guerre. De toute évidence, ils marchaient sans forcer l’allure et Gordon n’aurait pas eu de mal à les rattraper.

Mais telle n’était pas son intention. Pour l’heure, il s’efforçait de retrouver mentalement les détails du chemin qu’il avait parcouru le matin même pour monter jusqu’ici.

Le sentier descend brusquement lorsqu’il tourne vers le nord-est, il suit un moment le versant est de la montagne avant de revenir au sud-est pour s’enfoncer dans la vallée désertique qui se trouve en contrebas.

Mais admettons que je prenne par au-dessus ? Je pourrai alors redescendre sur eux pendant qu’il fait encore jour… et qu’ils sont encore en train de jubiler sans se douter de rien.

Pourvu qu’il y ait bien, là, un raccourci possible…

Le sentier descendait en lacet à flanc de montagne vers le nord-est, dans la direction où s’allongeaient les ombres, vers les déserts des marches orientales de l’Idaho et de l’Oregon. Gordon avait dû passer juste en dessous du poste des sentinelles de ces malfrats, la veille ou le matin même, et ils avaient pris leur temps pour le suivre jusqu’à son camp. Leur repaire devait se trouver quelque part aux abords du sentier.

Même en traînant la patte, Gordon parvenait à se déplacer plus vite et plus silencieusement qu’eux, unique avantage qu’on pût trouver aux mocassins sur une solide paire de bottes. Il ne tarda pas à percevoir des bruits devant lui, sur le chemin.

Les « razzieurs ». Ils riaient et plaisantaient entre eux. Ça lui faisait mal de les entendre.

Non pas tant parce qu’ils riaient de lui. La cruauté brutale faisait désormais partie de l’univers contemporain, et si Gordon restait incapable d’intégrer en lui cette conception de l’existence, il n’en reconnaissait pas moins que c’était lui l’égaré du vingtième siècle dans le monde sauvage d’aujourd’hui.

Mais ces éclats de rire lui en rappelaient d’autres : les rudes plaisanteries de ceux qui affrontent ensemble le danger.

Drew Simms… le carabin criblé de taches de rousseur, avec son sourire de benêt et son habileté diabolique aux échecs et au poker… les holnistes l’avaient eu lorsqu’ils étaient tombés sur Wayne et qu’ils avaient brûlé les silos…

Tiny Kierle… il m’a sauvé la vie deux fois, et tout ce qu’il a voulu sur son lit de mort, dans les affres des grands oreillons, ça a été que je lui lise des histoires…