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En toute franchise, les termes du choix qu’il avait à faire lui paraissaient également haïssables.

Il se mit à courir, s’accroupissant à demi pour passer sous les branches, évitant les souches pourries, emporté par son élan sur l’étroite sente frayée par le gibier sauvage. Il ne tarda pas à se sentir gagné par une étrange exubérance. La voie était toute tracée ; il ne laisserait pas un seul de ses doutes coutumiers – et dont il avait le secret – venir la lui barrer. L’adrénaline qui annonçait un combat proche lui donnait presque le vertige tandis qu’il fendait à grandes foulées les broussailles ; le maquis défilait de chaque côté, comme dans un brouillard. D’un bond, il franchit un tronc d’arbre abattu, à demi calciné…

Mais, à l’atterrissage, une douleur atroce lui remonta le long de la jambe gauche, comme si quelque chose venait de se planter dans son pied au travers de la peau élimée du mocassin. Il s’affala, la tête la première, dans le lit de gravier d’un torrent à sec.

Il roula sur lui-même, la main crispée sur le foyer de sa douleur. Par ses yeux embués de larmes et dilatés par la souffrance, il s’aperçut qu’il venait de trébucher sur un épais toron de câble rouillé, probablement oublié, jadis, par des bûcherons d’avant-guerre. Une fois de plus, alors que tout son être hurlait au rythme lancinant de la douleur, ses pensées superficielles restèrent absurdement rationnelles.

Et mon dernier rappel antitétanique qui remonte à dix-huit ans ! Charmant !

Mais non, l’acier n’était pas encore rentré dans sa chair. Il l’avait seulement jeté à terre.

Le dommage n’en était pas moins conséquent. Les mains toujours crispées sur sa cuisse, les dents serrées, il tenta d’apaiser le rayonnement sauvage de la crampe.

Les violentes décharges qui explosaient dans sa jambe s’espacèrent et il put se traîner jusqu’à l’arbre renversé sur lequel il parvint à se hisser et à s’asseoir. Là, dans les sifflements de son souffle entre ses dents serrées, il attendit que les vagues de douleur eussent achevé leur reflux.

Il n’avait pas entendu la petite troupe qui passait à quelque distance, en contrebas, grignotant la mince avance qu’il avait eue sur eux et qui avait constitué un instant son seul avantage.

C’en était fini du superbe projet d’attaquer leur repaire. Il écouta leurs voix jusqu’à ce qu’elles se fussent évanouies dans les hauteurs.

Enfin, il se servit de son arc comme d’un bâton pour tenter de se lever. Lorsqu’il reporta délicatement son poids sur sa jambe gauche, il s’aperçut que celle-ci, quoique encore agitée de faibles frissons, accepterait de le soutenir.

Si j’avais fait la même chute il y a dix ans, je me serais aussitôt relevé pour me remettre à courir, sans y accorder l’ombre d’une pensée. Regarde les choses en face, Gordon. Tu es fini. Usé. Par les temps qui courent, trente-quatre ans et la solitude équivalent à un pied dans la tombe.

Il n’était plus question d’embuscade. Plus question même de poursuivre les bandits et, moins encore, de les rattraper avant qu’ils ne se fussent engouffrés dans cette faille, là-haut, sur la montagne. Inutile, en effet, de songer à retrouver leur piste par une nuit sans lune.

Il fit quelques pas, ralentis par des élancements de plus en plus sourds. Bientôt, il fut en mesure de marcher sans avoir à s’appuyer sur sa canne de fortune.

Parfait, mais pour aller où ? Peut-être eût-il été judicieux de profiter de ce qui restait encore de jour pour chercher une caverne, ou un tas d’aiguilles de pin, enfin, n’importe quoi qui lui donnât une chance de survivre jusqu’au lendemain..

Dans le froid grandissant, Gordon observa les ombres qui, depuis le fond de la vallée désertique, montaient à l’assaut des pentes les plus proches, s’y mêlant aux ténèbres de plus en plus épaisses. Sur sa gauche, un grand soleil rouge apparaissait encore entre les parois déchiquetées des sommets enneigés de la chaîne.

Toujours incapable de rassembler assez d’énergie pour bouger, il faisait face au nord lorsque son œil fut attiré par un brusque flamboiement dans la verte forêt qui tapissait le versant opposé de cette étroite passe. Sans cesser de ménager son pied gauche, Gordon avança encore de quelques pas, le front barré d’un pli soucieux.

Les incendies qui avaient ravagé la quasi-totalité des arides Cascades avaient toutefois épargné ce côté-ci du massif. Et, de fait, au sein de cette épaisse végétation, il y avait quelque chose qui accrochait les rayons du soleil comme l’aurait fait un miroir. En étudiant les plis du relief, il comprit que ce reflet ne pouvait être vu que du point où il se trouvait et seulement sur l’extrême fin de l’après-midi.

Il s’était trompé. Le camp retranché des bandits n’était pas situé plus haut à l’ouest, dans la passe, mais tout près d’ici. Et il ne l’avait localisé que par un étrange concours de circonstances.

Et c’est maintenant que tu me fournis des indices ? Maintenant ? songea-t-il, accusant l’univers entier. Comme si je n’avais pas assez d’ennuis sans que tu m’obliges à tirer à la courte paille.

Mais l’espoir était comme une drogue dure. Sous sa dépendance, Gordon avait passé la moitié de sa vie à marcher vers l’ouest. En conséquence, il se retrouva bientôt en train d’esquisser les grandes lignes d’un nouveau plan.

Ne pouvait-il tenter de débouler dans une cabane pleine d’hommes en armes ? Il s’imagina repoussant la porte d’un coup de pied sous leurs yeux écarquillés et surpris, les tenant en respect avec son pistolet dans une main cependant que, de l’autre, il s’occupait de les ligoter !

Pourquoi pas ? Il y avait de fortes chances pour les trouver tous saouls, là-haut ; et lui, de toute manière, n’avait rien à perdre. Merde, une chèvre même aurait eu, pour son lait, plus de valeur que n’en avaient ses bottes ! Prendre des otages ? À coup sûr, une femme entre ses mains dans le marché lui rapporterait encore bien plus !

Cette idée lui donnait toutefois un goût amer dans la bouche. Tout dépendait pour une part de la faculté qu’avait leur chef d’agir rationnellement. Ce salaud accepterait-il de reconnaître le péril potentiel que représentait un homme au désespoir et le laisserait-il partir avec ce dont il avait besoin ?

Gordon avait déjà vu l’orgueil faire faire à des gens des choses particulièrement stupides. Et plus d’une fois ! S’il s’avise de me poursuivre, je suis cuit. Pour l’heure, même un blaireau me battrait à la course.

Son regard revint au reflet, de l’autre côté du col, et il songea qu’après tout il n’avait pas le choix.

Néanmoins, il se mit en route avec une extrême lenteur. Sa jambe lui faisait toujours mal et il était obligé de s’arrêter tous les trois mètres pour chercher, parmi les pistes qui se confondaient et s’entrecroisaient, celles qui avaient pu être frayées par ses ennemis. Il s’aperçut également que la moindre ombre lui paraissait recéler un homme prêt à lui tomber dessus. Mais non, il n’avait pas affaire à des holnistes. Ces gars-là lui avaient donné l’impression d’être plutôt paresseux. Leurs sentinelles – en admettant qu’ils aient pris la peine d’en poster – ne s’étaient vraisemblablement pas trop éloignées.

Avec la baisse de la lumière, les traces de pas se perdirent tout à fait sur le sol caillouteux. Gordon savait néanmoins où il allait. Le clignotement n’était plus visible mais un bouquet d’arbres, accroché au-dessus du ravin sur l’épaulement opposé, lui servait de repère. Il choisit le sentier qui lui paraissait le plus sûr et pressa le pas.