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La nuit tombait très vite. Des hauteurs embrumées soufflait un air humide et glacé. Gordon dut un moment remonter en clopinant le lit d’un torrent à sec, puis il retrouva la piste et, s’aidant de son bâton, en gravit les premiers lacets. Il estimait n’être plus qu’à quelques centaines de mètres de son but lorsque le sentier disparut soudain.

Les bras levés pour se protéger le visage, il s’enfonça le plus silencieusement possible dans les broussailles desséchées du sous-bois. La poussière en suspension était si dense qu’il se retenait en permanence d’éternuer.

Le froid brouillard de la nuit dévalait les pentes ; bientôt, le sol allait se recouvrir d’une couche miroitante de givre. Gordon frissonnait déjà, quoique ce fût davantage à cause de la tension nerveuse. Il avait la certitude de n’être plus très loin du but. D’une manière ou d’une autre, il était sur le point d’affronter la mort.

Dans sa jeunesse, il avait lu les récits qui rapportaient les faits des héros historiques ou légendaires. Presque tous, au moment d’agir, avaient la faculté de mettre de côté leur fardeau personnel de soucis, d’inquiétudes et d’angoisses ; cela durait le temps de leur action. Mais l’esprit de Gordon ne semblait pas fonctionner ainsi. Il se remplissait à plaisir d’un flot toujours plus violent de pensées compliquées et de regrets.

Non qu’il eût des doutes sur ce qu’il avait à faire. Au regard de tout ce qui constituait les normes de sa vie présente, il n’avait pas d’autre conduite à tenir. Sa survie l’exigeait. Et, par ailleurs, même s’il était voué à la mort, il pouvait au moins s’efforcer de rendre ces montagnes un peu plus sûres pour le prochain voyageur qui viendrait à s’y aventurer, en entraînant avec lui dans la tombe quelques-uns de ces salauds.

Toutefois, plus la confrontation se faisait imminente, plus il prenait conscience qu’il n’avait jamais désiré que son dharma l’y conduisît. Au fond, il ne souhaitait pas réellement la mort de ces hommes.

Rien n’avait changé sur ce point depuis le temps où, avec le petit peloton du lieutenant Van, il s’était battu pour tenter de maintenir la paix… pour tenter de sauver un lambeau d’une nation… qui, d’ores et déjà, n’était plus.

Après cela, il avait choisi la vie d’un ménestrel – d’un comédien itinérant qui, à l’occasion, ne refusait pas de servir comme homme de peine – et ce, essentiellement, pour être à même de poursuivre, au gré de ses déplacements, cette quête d’un lieu où brillât encore quelque trace de lumière.

Parmi les communautés qui avaient survécu à la guerre, un petit nombre avait la réputation d’accepter des étrangers. Les femmes étaient, bien sûr, toujours les bienvenues, mais les hommes étaient parfois bien accueillis eux aussi. Trop souvent, pourtant, la violence régnait en maître. Il était fréquent qu’un nouveau eût à tuer quelqu’un en duel pour avoir le droit de s’asseoir à la table commune, ou qu’il dût rapporter un scalp prélevé dans un clan ennemi pour prouver sa valeur. Quoiqu’il n’y eût plus beaucoup d’authentiques holnistes dans la Prairie et dans les Rocheuses, la plupart des postes isolés sur lesquels Gordon était tombé avaient requis de lui des rituels auxquels il n’avait pas voulu sacrifier.

Et il en était là, aujourd’hui, à compter ses balles, une part de lui-même observant froidement qu’à la condition de ne pas les gaspiller, il en aurait probablement assez pour exterminer ceux qui l’avaient détroussé.

Un nouvel amas de ronces se dressa sur sa route, généreux en épines mais totalement dépourvu de mûres. Cette fois, Gordon le contourna, veillant, dans la pénombre grandissante, à ne pas trébucher. Aiguisé par quatorze années d’errance, son sens de l’orientation était pur automatisme. Il se mouvait en silence, avec une prudence infinie, sans cesser pour autant de se livrer au maelström de ses cogitations personnelles.

Tout bien considéré, il était surprenant qu’un homme tel que lui eût réussi à survivre si longtemps. Tous ceux qu’il avait connus ou admirés pendant son enfance étaient morts, comme étaient mortes les espérances que chacun d’entre eux avait pu nourrir. Le doux monde qui convenait aux rêveurs de son espèce s’était brisé le jour de ses dix-huit ans. Et il y avait belle lurette qu’il était parvenu à la conclusion que son optimisme tenace ne devait être qu’une forme de démence hystérique.

Et puis merde, tout le monde est dingue par les temps qui courent.

Peut-être, se répondit-il. Mais paranoïa et pessimisme radical sont à présent des facteurs d’adaptation. L’idéalisme est tout simplement stupide.

Gordon se figea en apercevant une petite tache de couleur. Il scruta l’enchevêtrement et, à près d’un mètre au cœur du roncier, découvrit une grappe de mûres solitaire, apparemment oubliée par l’ours brun qui vivait dans la passe. Le brouillard lui affinait l’odorat et il pouvait déceler dans l’atmosphère humide le souvenir encore musqué de la senteur d’automne des fruits rouges.

Au mépris des épines, il plongea le bras dans les branchages et en ramena une pleine poignée de baies poisseuses. La douceur acidulée éveilla dans sa bouche une sensation sauvage, le goût même de la vie.

Dans le demi-jour en sursis, quelques étoiles pâlottes commençaient à trouer le bleu de plus en plus sombre du ciel. Le vent glacé s’engouffrait dans les accrocs de sa chemise ; il se souvint qu’il devait en finir, et vite, s’il ne voulait pas que ses doigts gèlent sur la détente.

Il essuya une main maculée de jus de mûres sur son jean tandis qu’il achevait de contourner le fourré. Et là, soudain, à trois mètres de lui, une vitre de bonne taille lui renvoya dans les yeux le reflet des ultimes traînées de jour du ciel de l’ouest.

Gordon se rejeta derrière le roncier et s’accroupit. Il sortit son revolver et maintint son poignet droit avec son autre main, jusqu’à ce que sa respiration fût redevenue régulière. Alors seulement il s’assura du bon fonctionnement de l’arme. Le percuteur se releva sans bruit, avec une sorte de complaisance machinale et bon enfant. Dans sa poche de chemise pesaient les balles qui lui restaient.

Un mouvement trop brusque de sa part fit bouger et bruire les buissons près de lui ; il y gagna quelques égratignures supplémentaires. Gordon ferma les yeux et médita pour trouver le calme et… oui… la clémence. Dans les ténèbres glacées, le seul rythme qui accompagnait son souffle était la stridence des criquets.

Une froide volute de brume l’environna. Non, se dit-il en soupirant mentalement. Il n’y a pas d’autre moyen. Il leva son arme et bondit.

La structure avait un aspect nettement anormal. D’abord la plaque de verre n’était pas éclairée.

Voilà qui était étrange, mais beaucoup moins que le silence total qui régnait. Gordon aurait pourtant parié que les voleurs s’empresseraient de fêter bruyamment autour d’un feu leur fructueuse expédition.

Il faisait presque trop noir pour qu’il pût distinguer sa propre main. De part et d’autre, les arbres évoquaient des créatures fantastiques et difformes. Des paquets de brouillard dérivèrent entre Gordon et l’objet qu’il voyait, troublant son image et la faisant miroiter.

Il avança lentement, accordant aux accidents du terrain l’essentiel de son attention. Ce n’était pas le moment de marcher dans le noir, sur une branche sèche, ou de se tordre la cheville dans les cailloux.

Il leva les yeux et, une fois de plus, fut frappé par une étrange impression. Quelque chose clochait dans l’édifice dont, droit devant lui, luisaient encore faiblement les contours. Cela se présentait comme un coffre noir dont la partie supérieure était presque entièrement vitrée. Quant à la partie inférieure, elle évoquait plutôt du métal peint que du bois. Et aux angles…