« Ma tête, dis-je en un soupir bas. Une bosse.
— Oh, mon pauvre bébé ! Tu as été voir un docteur ? »
Je hochai bravement la tête.
« Mr Hubbard, disait mon père. Vous serez peut-être assez aimable maintenant de m’expliquer pour quelle raison vous avez cru qu’il pouvait ne pas s’agir de mon fils et on nous a transportés en pleine nuit, dans une voiture du gouvernement, jusqu’à une pareille maison, une maison qui a toutes les apparences d’être un…
— Si nous nous asseyions autour de la table pour en discuter ? » proposa Hubbard, et je crus discerner un soupçon de déférence dans sa voix.
Ma mère me regardait avec tendresse dans les yeux et continuait de me caresser les cheveux, peut-être en quête de ma bosse.
« Salut, Ma », dis-je de mon meilleur américain. Ma paraissait plus probable que Mère ou Maman. Elle sourit et me fit signe de me taire, me guidant vers la table comme un invalide perclus d’années.
Brown pendant ce temps était revenu de la cuisine adjacente avec une cafetière plus grosse et une grande assiette ronde remplie de biscuits.
Mon père affichait une moue sévère et regardait autour de lui avec défiance. « Je présume, messieurs, dit-il, qu’il y a des dispositifs d’écoute placés dans la pièce ? J’ai beau être à la retraite des services, désormais, vous devez savoir par mon dossier que j’ai des relations à Washington. Dans votre secteur à Washington, Mr Hubbard. Je suis ravi de déclarer sur votre enregistrement clandestin mon extrême déplaisir devant la façon scandaleuse dont vous nous traitez, ma famille et moi. La question de savoir ce que vous imaginez que mon fils pourrait avoir à vous offrir dépasse totalement ma compréhension.
— Nous aimerions en arriver là, colonel Young », dit Hubbard en s’humectant les lèvres avec nervosité.
Colonel Young… Je regardai de nouveau mon père. J’avais cru déceler une suggestion de britannicité dans sa voix, mais rien de plus que le soupçon d’accent anglais qui a persisté jusqu’au bout dans les voix de Cary Grant et de Ray Milland, le genre de tonalité traînante et succulente qu’on trouvait également dans la façon de s’exprimer d’augustes natifs de la Nouvelle-Angleterre. Il paraissait souffrant, vieux, et je ne crois pas que je l’aurais reconnu d’après les photos avec lesquelles j’avais grandi dans la maison de ma mère dans le Hampshire, ou des films huit millimètres qu’elle projetait à Noël ou quand elle se sentait déprimée, en manque d’amour.
« Pour commencer, fit Hubbard, j’aimerais vous demander, monsieur, et vous, madame, si les mots Braunau, Pölzl, Hitler ou Auschwitz ont le moindre sens pour vous ? »
Mon père leva brièvement un œil vers le plafond. « Pas le moindre, dit-il avec décision. Mary ? »
Ma mère secoua la tête d’un air navré.
Hubbard fit une nouvelle tentative. « Je vous demande de bien réfléchir, colonel. Du temps où vous étiez encore en Angleterre, peut-être ? Vous avez pu entendre ces noms là-bas ? Ou les voir écrits ? Voici comment ils s’écrivent. »
Il ouvrit son calepin et le fit passer à mon père qui regarda les mots avec attention.
« Au est une terminaison assez fréquente pour les noms de lieux dans le sud de l’Allemagne et en Autriche, dit-il avec un hochement de tête pensif et holmésien. Thalgau, Thurgau, Passau et ainsi de suite. Mais Braunau ne me dit rien, en revanche. Hitler ne signifie absolument rien. Ni Pölzl, je le crains. Auschwitz pourrait être de l’allemand du nord-est, voire du polonais. Mary ? » Il poussa le calepin devant moi vers ma mère. Je notai que mon père avait prononcé les mots allemands de façon impeccable.
Ma mère considéra les mots comme si elle voulait les obliger à avoir un sens, pour m’aider. « Je suis désolée, dit-elle. Je n’ai jamais vu ces mots de ma vie. »
Hubbard reprit le calepin et poussa un soupir.
« Vous savez sans doute, dit mon père, que lorsque j’ai demandé asile ici en 1958, j’ai été soumis à une enquête exhaustive. Mon débriefing a duré plus d’un an et demi. Depuis lors, mon travail pour le gouvernement américain m’a valu les plus hautes félicitations. J’espère que vous n’êtes pas en train de mettre ma loyauté en doute ?
— Non, monsieur, répondit Hubbard avec une note d’imploration dans la voix. Pas du tout, je vous assure, pas du tout. Je vous en prie, croyez-le.
— Hé bien, alors, peut-être allez-vous enfin être assez bon de me dire de quoi il s’agit ici ?
— Mike, dit Hubbard. Vous voulez me rendre un service ?
— Quel genre de service ?
— Très simple. Si vous me récitiez le Discours de Gettysburg ? »
Je déglutis. « Pardon ?
— Vous êtes fou ? explosa mon père.
— Le Discours de Gettysburg, Mikey, répéta Hubbard en l’ignorant. Que dit-il ?
— Euh… » Je me creusai la tête pour trouver une échappatoire. Le Discours de Gettysburg ? Une histoire d’il y a quatre-vingt-dix ans me vint à l’esprit, et je savais qu’il contenait la célèbre formule sur le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, mais voilà tout ce que j’en connaissais. Comment les différentes parties se raccordaient relevait pour moi du mystère. J’avais l’horrible soupçon que le Discours de Gettysburg était un de ces textes que chaque écolier américain était censé connaître par cœur. Comme les paroles de la Bannière étoilée et le sens de grade point average{La moyenne générale des notes d’un élève, qui permet son évaluation dans le système éducatif américain (N.d.T.).}.
« Hé bien, vas-y, mon chéri, me dit ma mère pour m’encourager. Comme tu faisais autrefois. Michael a une très belle voix, ajouta-t-elle à la cantonade.
— J’ai des problèmes de mémoire… dis-je d’une voix rauque. Vous savez, depuis que…
— Ce n’est pas grave, Mike, dit Hubbard. En fait, vous pouvez le lire, si vous préférez. Il se trouve là, sur le mur, derrière moi. Vous voyez ? »
Et effectivement, au-dessus de sa tête, se trouvait un long morceau de texte dans un cadre de bois clair, sur un fond de carton aux bords irréguliers, avec le premier mot FOURSCORE, quatre-vingts, en lourdes capitales ornementées. Je savais que Hubbard se fichait de savoir si je me souvenais ou non du discours, mais qu’il s’intéressait à l’accent que j’aurais en le lisant et à l’effet que cela produirait sur mes parents.
Au diable, me dis-je, et je commençai à lire. Je déclamai sans simuler, sans faire le moindre effort sur les voyelles ou les cadences américaines. Même à mes oreilles, après une journée à n’entendre que des voix américaines autour de moi, je ressemblais davantage à Hugh Grant qu’à quoi que ce soit d’humain, mais au diable tout ça…
« Il y a quatre-vingt-sept ans, lus-je, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. Aujourd’hui nous sommes engagés dans une grande guerre civile dont le but est de vérifier si cette nation, ou toute autre nation conçue dans un tel esprit et vouée à une telle cause, peut être viable. Nous sommes réunis sur un des grands champs de bataille de cette guerre. Nous sommes venus pour faire d’une partie de ce champ un lieu sacré, où pourront jouir de leur dernier repos ceux qui ont donné leur vie pour que cette nation puisse vivre. Il était à la fois opportun et approprié que nous agissions ainsi. Mais, en toute vérité, il ne nous est possible ni de dédier, ni de consacrer, ni de bénir cette terre. Les braves, morts ou vivants, qui se sont battus en ce lieu l’ont consacré bien au-delà de nos pauvres moyens d’ajouter…