— C’est une marque de distinction pour des services rendus au Reich.
— Oui, oui. Mais je ne parle pas de ça. Tu n’as aucune idée de la raison pour laquelle le Führer m’a décerné cet honneur, n’est-ce pas ?
— Non, papa.
— Personne ne le sait, ou, s’ils savaient, ils sont morts et le secret a péri avec eux. Mais si je dois te léguer un honneur, il n’est que justice, non ? que je te transmette l’histoire de la façon dont il a été obtenu. Il n’y a pas de terres attachées au titre, rien que cette histoire. Aussi, je veux que tu restes assis sans bouger et que tu écoutes. Est-ce que tu as appris à rester assis sans bouger ?
— Je crois, papa.
— Parfait. Tu peux me donner une cigarette ?
— Je ne fume que la pipe, papa, et elle est restée à l’hôtel, avec mes bagages.
— Oh ? J’espérais bien fumer une cigarette.
— Tu veux que je t’en trouve une ?
— Non, non. Assieds-toi, ça n’a guère d’importance. À mon âge, le plaisir se situe dans l’anticipation, pas dans l’acte. Mais tu vas trouver une bouteille de schnaps dans la table à l’arrière de mon fauteuil.
— Dans la sacoche, tu veux dire ?
— Oui, oui. La sacoche, c’est ce que j’ai dit. »
Peu importe, se dit Axel. Tasche et Tisch ne sont pas des mots très différents. Si l’ampleur de la sénilité qu’il devait s’attendre à affronter lui-même se bornait à cela, peut-être n’avait-on pas à redouter le grand âge.
Il trouva la bouteille, dévissa le bouchon et la fit passer à son père, qui en but une grande lampée avant de la lui rendre, les yeux noyés de larmes. « Reste assis sans bouger et écoute. Ne dis rien, contente-toi d’écouter. L’histoire que je vais te raconter n’est connue que de très peu de gens dans le monde. C’est un grand secret. Un grand secret. Tu comprends ? »
Axel hocha la tête.
« Tout commence dans la petite ville de Braunau-am-Inn, en Autriche, il y a un siècle exactement. Tu as entendu parler de Braunau ? »
Axel secoua la tête.
« Ah ! Précisément. Personne n’en a entendu parler. Je ne doute pas que ce Dorf soit aussi peu remarquable aujourd’hui qu’il l’était à l’époque, ne différant en rien de n’importe quelle autre petite bourgade poussiéreuse dans cette partie de l’empire des Habsbourg. C’était un triste recoin de province à l’époque, et je suis sûr qu’il en va toujours de même. Rien n’y arrivait jamais. La vie s’y déroulait, naissances, mariages, décès, naissances, mariages, décès. L’histoire l’avait laissée de côté.
« Mais il y a cent ans, un jeune médecin de la bourgade a fait une découverte extraordinaire qui devait changer le monde. Il ne s’en doutait absolument pas, évidemment, ce médecin. Au fait, il s’appelait Horst Schenck. Ce n’était pas un savant éminent, tu dois comprendre ça, il démarrait tout juste dans la vie comme médecin généraliste d’une petite ville, sans doute rempli d’idéaux et d’espoirs, comme il convenait à cette époque, mais d’un point de vue scientifique, il était tout à fait quelconque, je te l’assure. Un cerveau de deuxième ordre, au mieux ; comme beaucoup de son genre et de sa génération, il tenait un journal complet et fidèle de ses tournées médicales, ce qui constitue pour l’essentiel une lecture vraiment très ennuyeuse. Nous voilà donc avec un jeune docteur ennuyeux, dans une ville ennuyeuse d’une région ennuyeuse du monde. Mais la découverte qu’il a faite, elle n’était pas ennuyeuse, elle, pas ennuyeuse du tout.
« Un jour de 1889, une jeune femme vient en consultation, rougissant d’embarras et de détresse. Elle s’appelle, laisse-moi réfléchir… bon Dieu, il fut un temps où je connaissais par cœur le journal de Schenck durant ces années-là, absolument par cœur… Hitler ! C’est ça, Klara Hitler, née* Plotsl, quelque chose comme ça. Cette Frau Hitler vient donc consulter le docteur Schenck parce que son mari et elle n’arrivent pas à concevoir. Tout d’abord, le docteur n’y trouve rien d’inhabituel. Son mari, Alois, un genre d’officier subalterne des douanes, a cinquante-quatre ans, presque le double de l’âge de Klara. Elle a déjà donné naissance à trois bébés, mais tous sont morts en bas âge. Alois a eu de nombreux enfants dans d’autres liaisons, mais il a pu atteindre le terme de sa fécondité, tu comprends ? Ou peut-être que les trois naissances ratées subies par l’épouse, peut-être qu’elles lui ont abîmé le ventre. Et pareillement, comme note Schenck dans son journal, se pourrait-il que la rumeur qui prétend que ce couple soit en fait oncle et nièce ait une vérité – cela arrive dans ces recoins de province – et nous connaissons tous les risques qui s’attachent à l’union de parents de rang aussi proche. Frau Hitler tient absolument à avoir un enfant, toutefois, et implore l’aide du médecin. Il l’examine, ne trouve aucun problème, sinon des marques de coups – là encore, chose fréquente dans ces régions, à cette époque – aussi lui suggère-t-il de continuer à essayer, note les détails dans son journal et n’y pense plus.
« Le bon docteur fut surpris, toutefois, quand, deux jours plus tard, une autre jeune femme, une Frau Leona Hartmann, vint le trouver en rapportant une situation très semblable. Elle était mère de deux jeunes filles en pleine santé et pendant un an, son mari et elle s’étaient efforcés d’avoir un autre enfant, sans succès. Seulement voilà, il se trouvait que les Hartmann vivaient dans la même rue que les Hitler. Schenck nota la coïncidence dans son journal, sans y attacher de signification particulière. Mais avant la fin de la semaine suivante, deux autres femmes, une Frau Maria Steinitz et une Frau Claudia Mann, étaient également venues le trouver, en se plaignant également de ne pas pouvoir concevoir. Elles vivaient elles aussi dans la même rue.
« Une coïncidence, ce devait être une coïncidence, décida Schenck, car le jour même il présidait à un accouchement précisément dans cette rue, et la mère mit au monde un garçon en pleine santé, sans complications, sans problèmes. D’ailleurs, à deux portes de là, l’épouse de la maison était joyeusement, vigoureusement enceinte. N’oublions pas que l’Autriche était un pays catholique, à l’époque, et qu’à cette époque, nul n’avait entendu parler de planning familial. Une de ces coïncidences curieuses, donc, que les médecins rencontrent souvent au cours de leurs visites quotidiennes. Aucune signification, aucune importance. Une simple malchance pour ces femmes stériles.
« Ce ne fut qu’en quittant la maison que Schenck regarda les maisons d’en face et fut frappé par une idée : les femmes qui étaient venues le consulter habitaient de l’autre côté de la rue.
« Schenck, naturellement, avait examiné ces femmes autant qu’il le pouvait, et n’avait rien pu découvrir qui, superficiellement du moins, pouvait expliquer une épidémie d’infertilité aussi étrangement localisée.
« Il apparut vite, cependant, que tout nouvel examen des femmes était inutile. Après une journée de réflexion, Schenck convainquit un des époux, Otto Steintz, qui était un de ses cousins, de lui fournir un échantillon de son sperme. Il étudia le spécimen donné au microscope. Il le trouva totalement dénué de spermatozoïdes. Il persuada d’autres hommes du même côté de la rue, le côté ouest, de lui fournir des échantillons. Certains refusèrent avec indignation, mais de ceux qui contribuèrent, tous semblaient posséder un fluide séminal totalement stérile. Il testa les hommes du côté est de la rue et découvrit des comptes spermatiques parfaitement normaux. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Axel, légèrement dégoûté par la jubilation de son père qui se frottait les mains et gloussait de satisfaction en racontant l’histoire, haussa les épaules. « Le sol, je suppose. Peut-être l’approvisionnement en eau. Un agent spermicide…