Tous les yeux étaient tournés vers moi.
Quel mal pouvaient-ils me faire ? Mon pire crime, à leurs yeux, se résumait à être tombé sur des informations sensibles. Ils ne me prenaient pas sérieusement pour un clone du véritable Michael, introduit à Princeton pour espionner le gouvernement des États-Unis. Ils ne pouvaient pas y croire. Impensable. Jamais ils ne devineraient, même en y passant un million de millions d’années, la vérité vraie, encore plus impensable. Cette abominable vérité qui ne surgissait que maintenant, comme un dragon au-dessus du marigot d’émotions en moi. Cette abominable vérité : c’était moi, Michael Young, qui avait contaminé les eaux de Braunau. Moi, Michael Young, le génocide. Ils croiraient plus aisément que j’étais un androïde venu d’une autre galaxie, ou un chamane aux pouvoirs paranormaux à qui le journal de Horst Schenck était apparu en rêve. Tout serait pour eux plus facile à croire que la vérité.
Ce n’était pas ce que je pouvais raconter à Hubbard ou à Brown qui me brûlait, toutefois, mais bien ce qu’ils m’avaient déjà dit. Ce qu’ils m’avaient dit de Leo, d’Axel, peu importe le nom qu’il pouvait maintenant porter.
Ce que nous avions accompli – et accompli, je le voyais à présent, plus par désir de soulager Leo de son misérable héritage de culpabilité que par altruisme ou grande décision humanitaire – ce que nous avions accompli n’avait pas desserré les tentacules de l’histoire qui l’étranglaient si impitoyablement dans le monde précédent. Non, ces tentacules se nouaient désormais autour de sa gorge avec plus d’énergie qu’avant : ils avaient étranglé et tué tout un peuple, le monde entier.
Et moi ? Putain de vague hors-norme pour Keanu Young, surfeur ès histoire, perché sur la crête du temps passé. Filant dans le tube, dans les grosses déferlantes de la marée et du temps. Pourquoi avais-je accepté d’aider Leo ? Par arrogance ? Par désir de me sentir important ? Non, c’était plus simple que ça, décidai-je. Par stupidité. La stupidité, tout simplement. Ou peut-être, au mieux, la gentille petite sœur de la stupidité, l’innocence. Ou même la lâcheté. Le monde où je vivais m’effrayait trop, alors pourquoi ne pas en créer un autre ?
« Nous attendons, Mikey. » Hubbard tapotait doucement avec un crayon contre la table.
Je pris une profonde inspiration.
C’était un pari, mais je m’étais plus ou moins habitué aux principes de l’histoire, désormais, et je commençais à pouvoir la déchiffrer.
J’avais une quasi-certitude sur la situation.
« Hé bien, vous savez, déclarai-je, j’y réfléchissais, et je crois que j’ai dû le rencontrer. »
Les yeux amicaux de Brown se posèrent sur moi. « Rencontrer qui, cowboy ?
— Le type dont vous parliez. Pas rencontrer, exactement. Je l’ai vu. »
Avec impatience, mon père claqua de la paume de la main contre la table.
« Quel “type”, Michael ? Sois cohérent.
— Cet Axel Baum, ou je ne sais plus quoi.
— Bauer ? Axel Bauer ? Vous pensez avoir rencontré Axel Bauer ? » Hubbard ne pouvait contenir l’emballement dans sa voix.
« Bon, ce n’était peut-être pas lui, dis-je en y réfléchissant avec soin. Mais c’est la seule explication qui me vienne à l’idée.
— Quand l’avez-vous rencontré ?
— Où ? »
Deux questions simultanées de Hubbard et de Brown. Je déglutis en silence. Tout mon pari se jouait ici. Je choisis le regard de Hubbard, le plus aisé à soutenir.
« Quand ? Je ne sais plus vraiment. Il y a deux ou trois semaines. Dans un train, un régional du New Jersey. Je me suis rendu à New York. Un type occupait le siège en face de moi. Je veux dire, ce n’était peut-être pas lui. Je veux dire, votre gars, pour ce que j’en sais, il se trouve sur la Côte Ouest… »
Aussi ignoble que puisse être ce geste, je passai à un cheveu d’exécuter un Ouais ! à la Macaulay Culkin, la totale avec coup de piston de l’avant-bras et poing serré. Parce que je vis très clairement, à l’expression, à l’absence d’expression dans les yeux de Hubbard, que j’avais tapé en plein dans le mille. On avait relocalisé Leo ici. À Princeton.
J’aurais très bien pu le voir dans un train régional de la compagnie des Transports du New Jersey. Ça n’outrepassait pas les limites du possible.
« Vous êtes en train de dire que vous avez parlé avec Axel Bauer dans un train entre Princeton et New York ?
— Non, pas du tout. Nous n’avons pas échangé le moindre mot, si je me souviens bien. Il a dormi pendant tout le trajet. Simplement, il… euh, il parlait. »
Les sourcils de Brown montèrent subitement.
« Et je sais, ça paraît dingue, dis-je, mais ça m’a fasciné. Je n’avais encore jamais entendu personne parler dans son sommeil. Je veux dire, vraiment parler. Il n’y avait que lui et moi, personne d’autre à proximité, alors je me suis mis à noter tout ça, vous voyez ? J’ai trouvé ça plutôt cool.
— Cool ? Je ne comprends pas ?
— Oh, pardon, c’est un peu un nouveau mot d’argot. J’ai trouvé ça chouette. J’ai pensé que j’en aurais peut-être l’utilité. Puisque ma matière principale est la philosophie, tout ça ? Alors, j’ai noté une partie de ses mots. »
Je sentais que Hubbard avait envie de jeter un regard vers Brown et que Brown lui intimait par la volonté de ne pas se retourner, de ne pas manifester de signes de faiblesse ou d’hésitation.
« Enfin bref, une fois de retour à l’école, ce soir-là, dans ma résidence universitaire, j’ai commencé à jouer avec certains des mots que j’avais écrits. Il y en avait un tas. Martyr, par exemple, mais c’était peut-être un nom de femme, Marthe. Il a dit Münster ; vous savez, comme le fromage. Nazi. Hitler. Mais je suis presque sûr que c’était Adolf, pas ce que vous avez dit, Alois ? Je me souviens d’Adolf, mais bon, c’est difficile à dire, je veux dire, le type dormait, hein ? On était dans un train en marche. Et puis y a eu Perltsl. J’ai compris ça comme ça. Braunau-am-Inn, il n’arrêtait pas de le répéter. Que s’est-il passé à Braunau-am-Inn en Haute-Autriche ? C’est pour ça, je pense, que je l’ai compris comme un nom de lieu. Il le répétait sans arrêt. Un autre mot ressemblait à Schickelgruber, il m’a semblé, mais de toute évidence, ça ne vous dit rien, alors j’ai peut-être mal compris. Et il a dit l’autre nom que vous avez mentionné. Kremer ? Mais il le disait en entier. Johannes Paul Kremer, j’en suis pratiquement sûr. Et Auschwitz. Et un autre, aussi, ça ressemblait à Dachau, mais ça n’a l’air de rien vous dire non plus. Donc, j’ai commencé à noter ces noms et à essayer de bâtir une histoire autour d’eux. Je veux dire, visiblement, le type était allemand. Et vieux. Sauf qu’il citait certains mots anglais. Je veux dire du véritable anglais d’Angleterre. L’Université de Cambridge. Le Collège St-Matthew. Hawthorne Tree Court. Porter’s Lodge. King’s Parade. Ce genre de choses. Ça ne me disait que dalle, mais j’ai essayé de construire une histoire autour de lui, c’était peut-être un réfugié du temps des Nazis ? Et ça m’a vraiment travaillé, je me suis baladé pendant des jours, en réfléchissant très fort à ce vieux type. Quelque chose dans ses yeux, il avait dans les yeux quelque chose qui filait la chair de poule. Vraiment, ça m’a fichu un coup. Je me suis dit que je pourrais peut-être écrire une histoire sur lui, un film, pourquoi pas ? Vous savez comment on peut se mettre une idée fixe en tête. J’ai décidé que c’était un Nazi allemand parti vivre en Angleterre, mais il avait un secret coupable. J’ai commencé à me documenter sur les endroits où il pouvait aller, sur ce qu’il pouvait faire. Vous savez, je me suis renseigné sur Cambridge, en Angleterre, à la bibliothèque, tout ça. Et puis, la nuit dernière, je me suis soûlé avec les copains. Je me cogne le crâne contre un mur et j’ai la tête qui devient toute drôle. Le lendemain je me balade partout à moitié plongé dans ce monde imaginaire. J’oublie les trucs les plus élémentaires, le Discours de Gettysburg, je veux dire, franchement, vous imaginez, un peu ? Mais en même temps, je me souvenais assez clairement de toutes ces histoires bizarres, comme si c’était plus réel que le monde réel, et mon accent vire au délire. »