– Ô Christine! fit Raoul, dont les yeux étaient humides à ce souvenir, ce soir-là, mon cœur a vibré à chaque accent de votre voix. J’ai vu vos larmes couler sur vos joues pâles, et j’ai pleuré avec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter en pleurant?
– Mes forces m’abandonnèrent, dit Christine, je fermai les yeux… Quand je les rouvris, vous étiez à mon côté! Mais la Voix aussi y était. Raoul!… J’eus peur pour vous, et encore, cette fois, je ne voulus point vous reconnaître et je me mis à rire quand vous m’avez rappelé que vous aviez ramassé mon écharpe dans la mer!…
«Hélas? on ne trompe pas la Voix!… Elle vous avait bien reconnu, elle!… Et la Voix était jalouse!… Les deux jours suivants, elle me fit des scènes atroces… Elle me disait: “Vous l’aimez! si vous ne l’aimiez pas, vous ne le fuiriez pas! C’est un ancien ami à qui vous serreriez la main, comme à tous les autres… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne craindriez pas de vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avec moi!… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne le chasseriez pas!…
«- C’est assez! fis-je à la Voix irritée; demain, je dois aller à Perros, sur la tombe de mon père; je prierai M. Raoul de Chagny de m’y accompagner.
«- À votre aise, répondit-elle, mais sachez que moi aussi je serai à Perros, car je suis partout où vous êtes, Christine, et si vous êtes toujours digne de moi, si vous ne m’avez pas menti, je vous jouerai, à minuit sonnant, sur la tombe de votre père, la Résurrection de Lazare, avec le violon du mort.”
«Ainsi, je fus conduite, mon ami, à vous écrire la lettre qui vous amena à Perros. Comment ai-je pu être à ce point trompée? Comment, devant les préoccupations aussi personnelles de la Voix, ne me suis-je point doutée de quelque imposture? Hélas! je ne me possédais plus: j’étais sa chose!… Et les moyens dont disposait la Voix devaient facilement abuser une enfant telle que moi!
– Mais enfin, s’écria Raoul, à ce point du récit de Christine où elle semblait déplorer avec des larmes la trop parfaite innocence d’un esprit bien peu “avisé”… mais enfin vous avez bientôt su la vérité!… Comment n’êtes-vous point sortie aussitôt de cet abominable cauchemar?
– Apprendre la vérité!… Raoul!… Sortir de ce cauchemar!… Mais je n’y suis entrée, malheureux, dans ce cauchemar, que du jour où j’ai connu cette vérité!… Taisez-vous! Taisez-vous! Je ne vous ai rien dit… et maintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre, plaignez-moi, Raoul!… plaignez-moi!… Un soir, soir fatal… tenez… c’était le soir où il devait arriver tant de malheurs… le soir où Carlotta put se croire transformée sur la scène en un hideux crapaud et où elle se prit à pousser des cris comme si elle avait habité toute sa vie au bord des marais… le soir où la salle fut tout à coup plongée dans l’obscurité, sous le coup de tonnerre du lustre qui s’écrasait sur le parquet… Il y eut ce soir-là des morts et des blessés, et tout le théâtre retentissait des plus tristes clameurs.
«Ma première pensée, Raoul, dans l’éclat de la catastrophe, fut en même temps pour vous et pour la Voix, car vous étiez, à cette époque, les deux égales moitiés de mon cœur. Je fus tout de suite rassurée en ce qui vous concernait, car je vous avais vu dans la loge de votre frère et je savais que vous ne couriez aucun danger. Quant à la Voix, elle m’avait annoncé qu’elle assisterait à la représentation, et j’eus peur pour elle; oui, réellement peur, comme si elle avait été “une personne ordinaire vivante qui fût capable de mourir”. Je me disais: “Mon Dieu! le lustre a peut-être écrasé la Voix.” Je me trouvais alors sur la scène, et affolée à ce point que je me disposais à courir dans la salle chercher la Voix parmi les morts et les blessés, quand cette idée me vint que, s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, elle devait être déjà dans ma loge, où elle aurait hâte de me rassurer. Je ne fis qu’un bond jusqu’à ma loge. La Voix n’y était pas. Je m’enfermai dans ma loge, et les larmes aux yeux, je la suppliai, si elle était encore vivante, de se manifester à moi. La Voix ne me répondit pas, mais, tout à coup, j’entendis un long, un admirable gémissement que je connaissais bien. C’était la plainte de Lazare, quand, à la voix de Jésus, il commence à soulever ses paupières et à revoir la lumière du jour. C’étaient les pleurs du violon de mon père. Je reconnaissais le coup d’archet de Daaé, le même, Raoul, qui nous tenait jadis immobiles sur les chemins de Perros, le même qui avait «enchanté» la nuit du cimetière. Et puis, ce fut encore, sur l’instrument invisible et triomphant, le cri d’allégresse de la Vie, et la Voix, se faisant entendre enfin, se mit à chanter la phrase dominatrice et souveraine: “Viens! et crois en moi! Ceux qui croient en moi revivront! Marche! Ceux qui ont cru en moi ne sauraient mourir!” Je ne saurais vous dire l’impression que je reçus de cette musique, qui chantait la vie éternelle dans le moment qu’à côté de nous, de pauvres malheureux, écrasés par ce lustre fatal, rendaient l’âme… Il me sembla qu’elle me commandait à moi aussi de venir, de me lever, de marcher vers elle. Elle s’éloignait, je la suivis. “Viens! et crois en moi!” Je croyais en elle, je venais… je venais, et, chose extraordinaire, ma loge, devant mes pas, paraissait s’allonger… s’allonger… Évidemment, il devait y avoir là un effet de glaces… car j’avais la glace devant moi… Et, tout à coup, je me suis trouvée hors de ma loge, sans savoir comment.»
Raoul interrompit ici brusquement la jeune fille:
«Comment! Sans savoir comment? Christine, Christine! Il faudrait essayer de ne plus rêver!
– Eh! pauvre ami, je ne rêvais pas! Je me trouvais hors de ma loge sans savoir comment! Vous qui m’avez vue disparaître de ma loge, un soir, mon ami, vous pourriez peut-être m’expliquer cela, mais moi je ne le puis pas!… Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que, me trouvant devant ma glace, je ne l’ai plus vue tout à coup devant moi et que je l’ai cherchée derrière… mais il n’y avait plus de glace, plus de loge… J’étais dans un corridor obscur… j’eus peur et je criai!…
«Tout était noir autour de moi; au loin, une faible lueur rouge éclairait un angle de muraille, un coin de carrefour. Je criai. Ma voix seule emplissait les murs, car le chant et les violons s’étaient tus. Et voilà que soudain, dans le noir, une main se posait sur la mienne… ou, plutôt, quelque chose d’osseux et de glacé qui m’emprisonna le poignet et ne me lâcha plus. Je criai. Un bras m’emprisonna la taille et je fus soulevée… Je me débattis un instant dans de l’horreur; mes doigts glissèrent au long des pierres humides, où ils ne s’accrochèrent point. Et puis, je ne remuai plus, j’ai cru que j’allais mourir d’épouvante. On m’emportait vers la petite lueur rouge; nous entrâmes dans cette lueur et alors je vis que j’étais entre les mains d’un homme enveloppé d’un grand manteau noir et qui avait un masque qui lui cachait tout le visage… Je tentai un effort suprême: mes membres se raidirent, ma bouche s’ouvrit encore pour hurler mon effroi, mais une main la ferma, une main que je sentis sur mes lèvres, sur ma chair… et qui sentait la mort! Je m’évanouis.
«Combien de temps restai-je sans connaissance? Je ne saurais le dire. Quand je rouvris les yeux, nous étions toujours, l’homme noir et moi, au sein des ténèbres. Une lanterne sourde, posée par terre, éclairait le jaillissement d’une fontaine. L’eau, clapotante, sortie de la muraille, disparaissait presque aussitôt sous le sol sur lequel j’étais étendue; ma tête reposait sur le genou de l’homme au manteau et au masque noir et mon silencieux compagnon me rafraîchissait les tempes avec un soin, une attention, une délicatesse qui me parurent plus horribles à supporter que la brutalité de son enlèvement de tout à l’heure. Ses mains, si légères fussent-elles, n’en sentaient pas moins la mort. Je les repoussai, mais sans force. Je demandai dans un souffle: