Выбрать главу

«Oh! horreur!… horreur!… horreur!…»

Christine s’arrêta, à cette vision qu’elle semblait encore écarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les échos de la nuit, comme ils avaient répété le nom d’Érik, répétaient trois fois la clameur: «Horreur! horreur! horreur!» Raoul et Christine, plus étroitement unis encore par la terreur du récit, levèrent les yeux vers les étoiles qui brillaient dans un ciel paisible et pur.

Raoul dit:

«C’est étrange, Christine, comme cette nuit si douce et si calme est pleine de gémissements. On dirait qu’elle se lamente avec nous!»

Elle lui répond:

«Maintenant que vous allez connaître le secret, vos oreilles, comme les miennes, vont être pleines de lamentations.»

Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les siennes et, secouée d’un long frémissement, elle continue:

«Oh! oui, vivrais-je cent ans, j’entendrais toujours la clameur surhumaine qu’il poussa, le cri de sa douleur et de sa rage infernales, pendant que la chose apparaissait à mes yeux immenses d’horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependant ne criait plus.

«Oh! Raoul, la chose! comment ne plus voir la chose! si mes oreilles sont à jamais pleines de ses cris, mes yeux sont à jamais hantés de son visage! Quelle image! Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir?… Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont été desséchées par les siècles et peut-être, si vous n’avez pas été victime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masqué, “ la Mort rouge”! Mais toutes ces têtes de mort-là étaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant à vivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, la fureur souveraine d’un démon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’aperçoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit profonde… Je devais être, collée contre le mur, l’image même de l’Épouvante comme il était celle de la Hideur.

«Alors, il approcha de moi le grincement affreux de ses dents sans lèvres et, pendant que je tombais sur mes genoux, il me siffla haineusement des choses insensées, des mots sans suite, des malédictions, du délire… Est-ce que je sais!… Est-ce que je sais?…

«Penché sur moi: “- Regarde, s’écriait-il. Tu as voulu voir! Vois! Repais tes yeux, soûle ton âme de ma laideur maudite! Regarde le visage d’Érik! Maintenant, tu connais le visage de la Voix! Cela ne te suffisait pas, dis, de m’entendre? Tu as voulu savoir comment j’étais fait. Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes!”

«Et il se prenait à rire en répétant: “Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes!…” d’un rire grondant, rauque, écumant, formidable… Il disait encore des choses comme celles-ci:

«- Es-tu satisfaite? Je suis beau, hein?… Quand une femme m’a vu, comme toi, elle est à moi. Elle m’aime pour toujours! Moi, je suis un type dans le genre de Don Juan.”

«Et, se dressant de toute sa taille, le poing sur la hanche, dandinant sur ses épaules la chose hideuse qui était sa tête, il tonnait:

«- Regarde-moi! Je suis Don Juan triomphant!”

«Et comme je détournais la tête en demandant grâce, il me la ramena à lui, ma tête, brutalement, par mes cheveux, dans lesquels ses doigts de mort étaient entrés.

– Assez! Assez! interrompit Raoul! je le tuerai! je le tuerai! Au nom du Ciel, Christine, dis-moi où se trouve la salle à manger du lac! Il faut que je le tue!

– Eh! tais-toi donc, Raoul, si tu veux savoir!

– Ah! oui, je veux savoir comment et pourquoi tu y retournais! C’est cela, le secret, Christine, prends garde! il n’y en a pas d’autre! Mais, de toute façon, je le tuerai!

– Oh! mon Raoul! écoute donc! puisque tu veux savoir… écoute! Il me traînait par les cheveux, et alors… et alors… Oh! cela est plus horrible encore!

– Eh bien, dis, maintenant!… s’exclama Raoul, farouche. Dis vite!

– Alors, il me siffla: “Quoi? je te fais peur? C’est possible!… Tu crois peut-être que j’ai encore un masque, hein? et que ça… ça! ma tête, c’est un masque? Eh bien, mais! se prit-il à hurler. Arrache-le comme l’autre! Allons! allons! encore! encore! je le veux! Tes mains! Tes mains!… Donne tes mains… si elles ne te suffisent pas, je te prêterai les miennes… et nous nous y mettrons à deux pour arracher le masque.” Je me roulai à ses pieds, mais il me saisit les mains, Raoul… et il les enfonça dans l’horreur de sa face… Avec mes ongles, il se laboura les chairs, ses horribles chairs mortes!

«- Apprends! apprends! clamait-il au fond de sa gorge qui soufflait comme une forge… apprends que je suis fait entièrement avec de la mort!… de la tête aux pieds!… et que c’est un cadavre qui t’aime, qui t’adore et qui ne te quittera plus jamais! jamais!… Je vais faire agrandir le cercueil, Christine, pour plus tard, quand nous serons au bout de nos amours!… Tiens! je ne ris plus, tu vois, je pleure… je pleure sur toi, Christine, qui m’as arraché le masque, et qui, à cause de cela, ne pourras plus me quitter jamais!… Tant que tu pouvais me croire beau, Christine, tu pouvais revenir!… je sais que tu serais revenue… mais maintenant que tu connais ma hideur, tu t’enfuirais pour toujours… Je te garde!!! Aussi, pourquoi as-tu voulu me voir? Insensée! folle Christine, qui as voulu me voir!… quand mon père, lui, ne m’a jamais vu, et quand ma mère, pour ne plus me voir, m’a fait cadeau en pleurant, de mon premier masque!”

«Il m’avait enfin lâchée et il se traînait maintenant sur le parquet avec des hoquets affreux. Et puis, comme un reptile, il rampa, se traîna hors de la pièce, pénétra dans sa chambre, dont la porte se referma, et je restai seule, livrée à mon horreur et à mes réflexions, mais débarrassée de la vision de la chose. Un prodigieux silence, le silence de la tombe, avait succédé à cette tempête et je pus réfléchir aux conséquences terribles du geste qui avait arraché le masque. Les dernières paroles du Monstre m’avaient suffisamment renseignée. Je m’étais moi-même emprisonnée pour toujours et ma curiosité allait être la cause de tous mes malheurs. Il m’avait suffisamment avertie… Il m’avait répété que je ne courais aucun danger tant que je ne toucherais pas au masque, et j’y avais touché. Je maudis mon imprudence, mais je constatai en frissonnant que le raisonnement du monstre était logique. Oui, je serais revenue si je n’avais pas vu son visage… Déjà il m’avait suffisamment touchée, intéressée, apitoyée même par ses larmes masquées, pour que je ne restasse point insensible à sa prière. Enfin je n’étais pas une ingrate, et son impossibilité ne pouvait me faire oublier qu’il était la Voix, et qu’il m’avait réchauffée de son génie. Je serais revenue! Et maintenant, sortie de ces catacombes, je ne reviendrais certes pas! On ne revient pas s’enfermer dans un tombeau avec un cadavre qui vous aime!