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– C’est mon rival! et s’il n’est pas mort, tant pis!» D’un geste, il chassa les domestiques.

La porte de la chambre se referma sur les deux Chagny. Mais les gens ne s’éloignèrent point si vite que le valet de chambre du comte n’entendît Raoul prononcer distinctement et avec force:

«Ce soir! j’enlèverai Christine Daaé.»

Cette phrase fut répétée par la suite au juge d’instruction Faure. Mais on ne sut jamais exactement ce qui se dit entre les deux frères pendant cette entrevue.

Les domestiques racontèrent que ce n’était point cette nuit-là la première querelle qui les faisait s’enfermer.

À travers les murs on entendait des cris, et il était toujours question d’une comédienne qui s’appelait Christine Daaé.

Au déjeuner – au petit déjeuner du matin, que le comte prenait dans son cabinet de travail, Philippe donna l’ordre que l’on allât prier son frère de le venir rejoindre. Raoul arriva, sombre et muet. La scène fut très courte.

Le comte: – Lis ceci!

Philippe tend à son frère un journaclass="underline" «l’Époque». Du doigt, il lui désigne l’écho suivant.

Le vicomte, du bout des lèvres, lisant:

«Une grande nouvelle au faubourg: il y a promesse de mariage entre Mlle Christine Daaé, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoul de Chagny. S’il faut en croire les potins de coulisses, le comte Philippe aurait juré que pour la première fois les Chagny ne tiendraient point leur promesse. Comme l’amour, à l’Opéra plus qu’ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peut bien disposer le comte Philippe pour empêcher le vicomte, son frère, de conduire à l’autel la Marguerite nouvelle. On dit que les deux frères s’adorent, mais le comte s’abuse étrangement s’il espère que l’amour fraternel le cédera à l’amour tout court!»

Le comte (triste). – Tu vois, Raoul, tu nous rends ridicules!… Cette petite t’a complètement tourné la tête avec ses histoires de revenant.

(Le vicomte avait donc rapporté le récit de Christine à son frère.)

Le vicomte. – Adieu, mon frère!

Le comte. – C’est bien entendu? Tu pars ce soir? (Le vicomte ne répond pas.)… avec elle?… Tu ne feras pas une pareille bêtise? (Silence du vicomte.) Je saurai bien t’en empêcher!

Le vicomte. – Adieu, mon frère! (Il s’en va.)

Cette scène a été racontée au juge d’instruction par le comte lui-même, qui ne devait plus revoir son frère Raoul que le soir même, à l’Opéra, quelques minutes avant la disparition de Christine.

Toute la journée en effet fut consacrée par Raoul aux préparatifs d’enlèvement.

Les chevaux, la voiture, le cocher, les provisions, les bagages, l’argent nécessaire, l’itinéraire, – on ne devait pas prendre le chemin de fer pour dérouter le fantôme, – tout cela l’occupa jusqu’à neuf heures du soir.

À neuf heures, une sorte de berline dont les rideaux étaient tirés sur les portières hermétiquement closes vint prendre la file du côté de la Rotonde. Elle était attelée à deux vigoureux chevaux et conduite par un cocher dont il était difficile de distinguer la figure, tant celle-ci était emmitouflée dans les longs plis d’un cache-nez. Devant cette berline se trouvaient trois voitures. L’instruction établit plus tard que c’étaient les coupés de la Carlotta, revenue soudain à Paris, de la Sorelli, et en tête, du comte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Le cocher resta sur son siège. Les trois autres cochers étaient restés également sur le leur.

Une ombre, enveloppée d’un grand manteau noir, et coiffée d’un chapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotonde et les équipages. Elle semblait considérer plus attentivement la berline. Elle s’approcha des chevaux, puis du cocher, puis l’ombre s’éloigna sans avoir prononcé un mot. L’instruction crut plus tard que cette ombre était celle du vicomte Raoul de Chagny; quant à moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-là comme les autres soirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haut-de-forme, qu’on a, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celle du fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout de suite.

On jouait Faust, comme par hasard. La salle était des plus brillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cette époque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni ne sous-louaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou le commerce ou l’étranger. Aujourd’hui, dans la loge du marquis un tel qui conserve toujours ce titre: loge du marquis un tel, puisque le marquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge, disons-nous, se prélasse tel marchand de porc salé et sa famille, – ce qui est le droit du marchand de porc puisqu’il paie la loge du marquis. – Autrefois, ces mœurs étaient à peu près inconnues. Les loges d’Opéra étaient des salons où l’on était à peu près sûr de rencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaient la musique.

Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela se fréquenter nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur les visages et la physionomie du comte de Chagny n’était ignorée de personne.

L’écho paru le matin dans l’Époque avait dû déjà produire son petit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où le comte Philippe, d’apparence fort indifférente et de mine insouciante, se trouvait tout seul. L’élément féminin de cette éclatante assemblée paraissait singulièrement intrigué et l’absence du vicomte donnait lieu à cent chuchotements derrière les éventails. Christine Daaé fut accueillie assez froidement. Ce public spécial ne lui pardonnait point d’avoir regardé si haut.

La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d’une partie de la salle, et en fut troublée.

Les habitués, qui se prétendaient au courant des amours du vicomte, ne se privèrent pas de sourire à certains passages du rôle de Marguerite. C’est ainsi qu’ils se retournèrent ostensiblement vers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase: «Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c’est un grand seigneur et comment il se nomme.»

Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait point prendre garde à ces manifestations. Il fixait la scène; mais la regardait-il? Il paraissait loin de tout…

De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elle tremblait. Elle allait à une catastrophe… Carolus Fonta se demanda si elle n’était pas souffrante, si elle pourrait tenir en scène jusqu’à la fin de l’acte qui était celui du jardin. Dans la salle, on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de cet acte, à la Carlotta, et le «couac» historique qui avait momentanément suspendu sa carrière à Paris.

Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans une loge de face, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux vers ce nouveau sujet d’émoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voir ricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour une fois de plus, triompher.

À partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essaya de surpasser tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors et elle y parvint. Au dernier acte, quand elle commença d’invoquer les anges et de se soulever de terre, elle entraîna dans une nouvelle envolée toute la salle frémissante, et chacun put croire qu’il avait des ailes.