– Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilité… C’est pour l’enveloppe… Et pour autre chose aussi.
– À votre service, monsieur le directeur: À votre service!… Et quelle est cette autre chose, je vous prie?
– D’abord, madame Giry, j’aurais une petite question à vous poser.
– Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est là pour vous répondre.
– Vous êtes toujours bien avec le fantôme?
– On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux.
– Ah! vous nous en voyez enchantés… Dites donc, madame Giry, prononça Richard en prenant le ton d’une importante confidence… Entre nous, on peut bien vous le dire… Vous n’êtes pas une bête.
– Mais, monsieur le directeur!… s’exclama l’ouvreuse, en arrêtant le balancement aimable des deux plumes noires de son chapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ça n’a jamais fait de doute pour personne!
– Nous sommes d’accord et nous allons nous entendre. L’histoire du fantôme est une bonne blague, n’est-ce pas?… Eh bien, toujours entre nous… elle a assez duré.»
Mme Giry regarda les directeurs comme s’ils lui avaient parlé chinois. Elle s’approcha du bureau de Richard et fit, assez inquiète:
«Qu’est-ce que vous voulez dire?… Je ne vous comprends pas!
– Ah! vous nous comprenez très bien. En tout cas, il faut nous comprendre… Et, d’abord, vous allez nous dire comment il s’appelle.
– Qui donc?
– Celui dont vous êtes la complice, Mame Giry!
– Je suis la complice du fantôme? Moi?… La complice de quoi?
– Vous faites tout ce qu’il veut.
– Oh!… il n’est pas bien encombrant, vous savez.
– Et il vous donne toujours des pourboires!
– Je ne me plains pas!
– Combien vous donne-t-il pour lui porter cette enveloppe?
– Dix francs.
– Mazette! Ce n’est pas cher!
– Pourquoi donc?
– Je vous dirai cela tout à l’heure, Mame Giry. En ce moment, nous voudrions savoir pour quelle raison… extraordinaire… vous vous êtes donnée corps et âme à ce fantôme-là plutôt qu’à un autre… Ça n’est pas pour cent sous ou dix francs qu’on peut avoir l’amitié et le dévouement de Mame Giry.
– Ça, c’est vrai!… Et ma foi, cette raison-là, je peux vous la dire, monsieur le directeur! Certainement il n’y a pas de déshonneur à ça!… au contraire.
– Nous n’en doutons pas, Mame Giry.
– Eh bien, voilà… le fantôme n’aime pas que je raconte ses histoires.
– Ah! ah! ricana Richard.
– Mais, celle-là, elle ne regarde que moi!… reprit la vieille… donc, c’était dans la loge n° 5… un soir, j’y trouve une lettre pour moi… une espèce de note écrite à l’encre rouge… C’te note-là, monsieur le directeur, j’aurais pas besoin de vous la lire… je la sais par cœur… et je ne l’oublierai jamais même si je vivais cent ans!…»
Et Mme Giry, toute droite, récite la lettre avec une éloquence touchante:
«Madame. – 1825, Mlle Ménétrier, coryphée, est devenue marquise de Cussy. – 1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesse Gilbert des Voisins. – 1846, la Sota, danseuse, épouse un frère du roi d’Espagne. – 1847, Lola Montès, danseuse, épouse morganatiquement le roi Louis de Bavière et est créée comtesse de Landsfeld. – 1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronne d’Hermeville. – 1870, Thérèse Hessler, danseuse, épouse Don Fernando, frère du roi de Portugal…»
Richard et Moncharmin écoutent la vieille, qui, au fur et à mesure qu’elle avance dans la curieuse énumération de ces glorieux hyménées, s’anime, se redresse, prend de l’audace, et finalement, inspirée comme une sibylle sur son trépied, lance d’une voix éclatante d’orgueil la dernière phrase de la lettre prophétique: «1885, Meg Giry, impératrice!»
Épuisée par cet effort suprême, l’ouvreuse retombe sur sa chaise en disant: «Messieurs, ceci était signé: Le Fantôme de l’Opéra! J’avais déjà entendu parler du fantôme, mais je n’y croyais qu’à moitié. Du jour où il m’a annoncé que ma petite Meg, la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, serait impératrice, j’y ai cru tout à fait.»
En vérité, en vérité, il n’était point besoin de considérer longuement la physionomie exaltée de Mame Giry pour comprendre ce qu’on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deux mots: «Fantôme et impératrice.»
Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagant mannequin?… Qui?
«Vous ne l’avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez tout ce qu’il vous dit? demanda Moncharmin.
– Oui; d’abord, c’est à lui que je dois que ma petite Meg est passée coryphée. J’avais dit au fantôme: «Pour qu’elle soit impératrice en 1885, vous n’avez pas de temps à perdre, il faut qu’elle soit coryphée tout de suite.» Il m’a répondu: «C’est entendu.» Et il n’a eu qu’un mot à dire à M. Poligny, c’était fait…
– Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu!
– Pas plus que moi, mais il l’a entendu! Le fantôme lui a dit un mot à l’oreille, vous savez bien! le soir où il est sorti si pâle de la loge n° 5.»
Moncharmin pousse un soupir. «Quelle histoire! gémit-il.
– Ah! répond Mame Giry, j’ai toujours cru qu’il y avait des secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantôme demandait à M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.
– Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.
– Oui, oui, j’entends bien! déclara Richard. M. Poligny est un ami du Fantôme! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me préoccupe pas, moi… La seule personne dont le sort m’intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c’est Mme Giry!… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cette enveloppe?
– Mon Dieu, non! fit-elle.
– Eh bien, regardez!»
Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais qui retrouve aussitôt son éclat.
«Des billets de mille francs! s’écrie-t-elle.
– Oui, madame Giry!… oui, des billets de mille!… Et vous le saviez bien!
– Moi, monsieur le directeur… Moi! je vous jure…
– Ne jurez pas, madame Giry!… Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… Madame Giry, je vais vous faire arrêter.»
Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient à l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation, se muèrent aussitôt en point d’exclamation; quant au chapeau lui-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. La surprise, l’indignation, la protestation et l’effroi se traduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante «jeté glissade» de la vertu offensée qui l’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil.
«Me faire arrêter!»
La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore.