«Je dois la glisser dans votre poche au moment où vous vous y attendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je viens toujours, dans le courant de la soirée, faire un petit tour dans les coulisses, et souvent j’accompagne, comme c’est mon droit de mère, ma fille au foyer de la danse; je lui porte ses chaussons, au moment du divertissement, et même son petit arrosoir… Bref, je vas et je viens à mon aise… Messieurs les abonnés s’en viennent aussi… Vous aussi, monsieur le directeur… Il y a du monde… Je passe derrière vous, et, je glisse l’enveloppe dans la poche de derrière de votre habit… Ça n’est pas sorcier!
– Ça n’est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux de Jupiter tonnant, ça n’est pas sorcier! Mais je vous prends en flagrant délit de mensonge, vieille sorcière!»
L’insulte frappe moins l’honorable dame que le coup que l’on veut porter à sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les trois dents dehors.
«À cause?
– À cause que ce soir-là je l’ai passé dans la salle à surveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviez déposée. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse une seconde…
– Aussi, monsieur le directeur, ce n’est point ce soir-là que je vous ai remis l’enveloppe!… Mais à la représentation suivante… Tenez, c’était le soir où M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts…»
À ces mots, M. Richard arrête brusquement Mme Giry…
«Eh! c’est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle… je me rappelle maintenant! M. le sous-secrétaire d’État est venu dans les coulisses. Il m’a fait demander. Je suis descendu un instant au foyer de la danse. J’étais sur les marches du foyer… M. le sous-secrétaire d’État et son chef de cabinet étaient dans le foyer même… Tout à coup je me suis retourné… C’était vous qui passiez derrière moi… madame Giry… Il me semblait que vous m’aviez frôlé… Il n’y avait que vous derrière moi… Oh! je vous vois encore… je vous vois encore!
– Eh bien, oui, c’est ça, monsieur le directeur! c’est bien ça! Je venais de terminer ma petite affaire dans votre poche! Cette poche-là, monsieur le directeur est bien commode!»
Et Mme Giry joint une fois de plus le geste à la parole. Elle passe derrière M. Richard et si prestement, que Moncharmin lui-même, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en reste impressionné, elle dépose l’enveloppe dans la poche de l’une des basques de l’habit de M. le directeur.
«Évidemment! s’exclame Richard. un peu pâle… C’est très fort de la part de F. de l’O. Le problème, pour lui, se posait ainsi: supprimer tout intermédiaire dangereux entre celui qui donne les vingt mille francs et celui qui les prend! Il ne pouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma poche sans que je m’en aperçoive, puisque je ne savais même pas qu’ils s’y trouvaient… C’est admirable?
– Oh! admirable! sans doute, surenchérit Moncharmin… seulement, tu oublies, Richard, que j’ai donné dix mille francs sur ces vingt mille et qu’on n’a rien mis dans ma poche, à moi!»
XVIII Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice
La dernière phrase de Moncharmin exprimait d’une façon trop évidente le soupçon dans lequel il tenait désormais son collaborateur pour qu’il n’en résultât point sur-le-champ une explication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu que Richard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dans le but de l’aider à découvrir le misérable qui se jouait d’eux.
Ainsi arrivons-nous à «l’entracte du jardin» pendant lequel M. le secrétaire Rémy, à qui rien n’échappe, a si curieusement observé l’étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous sera plus facile que de trouver une raison à des attitudes aussi exceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l’idée que l’on doit se faire de la dignité directoriale.
La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par la révélation qui venait de leur être faite: 1° Richard devait répéter exactement, ce soir-là, les gestes qu’il avait accomplis lors de la disparition des premiers vingt mille francs; 2° Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche de derrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé les seconds vingt mille.
À la place exacte où il s’était trouvé lorsqu’il saluait M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richard avec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.
Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt mille dans la poche de la basque de son directeur et disparaît…
Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l’ordre que Moncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant la reconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dans le bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible à la vieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire, car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure déplumée, effarée d’épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête en désordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pas du commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs à fendre les colonnes du grand escalier.
Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence, salue, marche à reculons comme s’il avait devant lui ce haut et tout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts.
Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussent soulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur se fût trouvé M. le sous-secrétaire d’État, elles causèrent aux spectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, une stupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeur il n’y avait personne.
M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le néant… et reculait – marchait à reculons – devant rien…
… Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la même chose que lui.
… Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l’ambassadeur de La Borderie et M. le directeur du Crédit central de ne point «toucher à M. le directeur».
Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout à l’heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus: «C’est peut-être M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Crédit central, ou même M. le secrétaire Rémy.»
D’autant plus que, lors de la première scène de l’aveu même de Richard, Richard n’avait, après avoir été frôlé par Mme Giry, rencontré personne dans cette partie du théâtre… Pourquoi donc, je vous le demande, puisqu’on devait exactement répéter les mêmes gestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui?
Ayant d’abord marché à reculons pour saluer, Richard continua de marcher de cette façon par prudence… jusqu’au couloir de l’administration… Ainsi, il était toujours surveillé par-derrière par Moncharmin et lui-même surveillait «ses approches» par-devant.
Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dans les coulisses qu’avaient adoptée MM. les directeurs de l’Académie nationale de musique ne devait évidemment point passer inaperçue.
On la remarqua.
Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment de cette tant curieuse scène, les «petits rats» se trouvaient à peu près tous dans les greniers.