– Et moi…
– Pour finir, cria Volpatte, qui fit taire tous les bourdonnements, avec son autorité de voyageur revenant de là-bas, pour finir, j'en ai vu, d'un seul coup, toute une secouée à un gueuleton. Pendant deux jours, j'ai été comme aide à la cuisine d'un des groupes de C.O.A., parce qu'on ne pouvait pas me laisser à rien faire en attendant ma réponse, qui s'dépêchait pas, vu qu'on y avait ajouté une redemande et une archi-demande et qu'elle avait, aller et retour, trop d'arrêts à faire à chaque bureau.
» Total, j'ai été cuistot dans c'bazar. Une fois j'ai servi, vu que l'cuisinier en chef était rentré de permission pour la quatrième fois, et était fatigué. J'voyais et j'entendais c'monde, toutes les fois qu'j'entrais dans la salle à manger, qu'était dans la Préfecture, et qu'tout c'bruit chaud et lumineux m'arrivait sur la gueule.
» I' n'y avait là-dedans rien que des auxiliaires, mais y en avait ben aussi dans l'nombre, du service armé: y avait rien qu'exclusivement des vieux, avec en plus quéqu'jeunes assis par-ci par-là.
» J'ai commencé a m' marrer quand un d'ces manches a dit: «Faut fermer les volets, c'est plus prudent.» Mon vieux on était à une pièce de deux cents kilomètres de la ligne de feu, mais c'vérolé-là, i' voulait faire croire qu'y aurait danger d'bombardement d'aéro…
– J'ai bien mon cousin, dit Tirloir, en se fouillant, qui m'écrit… Tiens, v'là c'qu'i' m'écrit: «Mon cher Adolphe, me voilà définitivement maintenu à Paris, comme attaché à la Boite 6o. Pendant qu't'es là-bas, je reste donc dans la capitale à la merci d'un taube ou d'un zeppelin!»
– Ah! Hi! Ho!
Cette phrase répand une douce joie et on la digère comme une friandise.
– Après, reprit Volpatte, je m'suis marré plus encore pendant cette croûte d'embusqués. Comme dîner, ça f'sait bon: d'la morue, vu qu'c'était vendredi; mais préparée comme les soles Marguerite, est-ce que je sais? Mais comme parlement…
– I's appellent la baïonnette Rosalie, pas?
– Oui, ces empaillés-là. Mais pendant l'dîner, ces messieurs parlaient surtout d'eux. Chacun, pour expliquer qu'i' n'était pas ailleurs, disait, en somme, tout en disant aut' chose et tout en mangeant comme un ogre: «Moi, j'suis malade, moi, j'suis affaibli, r'gardez-moi c'te ruine; moi, j'suis gaga.» I's allaient chercher des maladies dans l'fond d'eux pour s'en affubler: «J'voulais partir pour la guerre, mais j'ai une hernie, deux hernies, trois hernies.» Ah! non, c'gueuleton! Les circulaires qui parlent d'expédier tout le monde, expliquait un loustic, c'est comme les vaudevilles, qu'il expliquait: y a toujours un dernier acte qui vient r'arranger tout le mic-mac du reste. C'troisième acte, c'est le paragraphe: «… à moins que les besoins du service s'y opposent…» Y en a un qui racontait: «J'avais trois amis sur qui j'comptais pour un coup d'épaule. Je voulais m'adresser à eux: l'un après l'autre un peu avant que j'fasse la demande, i's ont été tués à l'ennemi; croyez-vous, qu'i' disait, que j'ai pas de chance!» Un autre expliquait à un autre que, quant à lui, il aurait bien voulu partir, mais que le médecin-major l'avait pris à bras-le-corps pour le retenir de force au dépôt dans l'auxiliaire. «Eh bien, qu'i' disait, j'me suis résigné. Après tout, j'rendrai plus d'services en mettant mon intelligence au service du pays qu'en portant l'sac.» Et c'lui qu'était à côté faisait: «Oui», avec sa tirelire qu'était plumée en haut. Il avait bien consenti à aller à Bordeaux pendant l'moment où les Boches approchaient de Paris et où alors Bordeaux était devenu la ville chic, mais après il était carrément revenu en avant, à Paris, et disait quéqu'chose comme ça: «Moi j'suis utile à la France avec mon talent qu'i' faut absolument que j'conserve à la France.»
» I's parlaient d'autres qu'étaient pas là: du commandant qui s'mettait à avoir un caractère impossible et i's expliquaient que tant plus i' d'venait ramolli, tant plus i' d'venait dur; d'un général qui faisait des inspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, mais qui, depuis huit jours, était au pieu, très malade. «Il va mourir sûrement; son état n'inspire plus aucune inquiétude», qu'i's disaient, en fumant des cigarettes que des poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats du front. «Tu sais, qu'on disait, le tout p'tit Frazy, qui est si mignon, c'chérubin, il a enfin trouvé un filon pour rester: on a demandé des tueurs de bœufs à l'abattoir, et il s'est fait embaucher là-dedans par protection, quoique licencié en droit et malgré qu'i' soit clerc de notaire. Quant au fils Flandrin, il a réussi à s'faire nommer cantonnier. – Cantonnier, lui? tu crois qu'on va l'laisser? – Bien sûr, répond un d'ces couillons, cantonnier c'est pour longtemps…»
– Tu parles d'imbéciles, gronde Marthereau.
– Et ils étaient tous jaloux, je n'sais pas pourquoi, d'un nommé Pourin: «Autrefois i' m'nait la grande vie parisienne: i' déjeunait et dînait en ville. I' faisait dix-huit visites par jour. I' papillonnait dans les salons depuis five o'clock jusqu'à l'aube. Il était infatigable pour conduire les cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces de théâtre, sans compter les parties d'auto, le tout plein d'champagne. Mais v'là la guerre. Alors il n'est plus capable, le pauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d'couper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis, lui, un Parisien, aller en province, s'enterrer dans la vie des tranchées? Jamais de la vie! «J'comprends, moi, répondait un mec, qu'ai trente-sept ans, j'suis arrivé à l'âge de m'soigner!» Et pendant que c't'individu disait ça, j'pensais à Dumont, l'garde-chasse, qu'avait quarante-deux ans, qui a été défoncé auprès d'moi sur la cote 132, si près, qu'après que l'paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corps remuait du tremblement du sien.
– Et comment qu'i's étaient avec toi, ces gibiers?
– I's' foutaient d'moi, mais ne l'montraient pas trop: de temps en temps seulement, quand i's pouvaient pus s' r'tenir. I's me r'gardaient du coin de l'œil et faisaient surtout attention de n'pas m'toucher en passant, parce que j'étais encore sale de la guerre.
» Ça m'dégoûtait un peu d'être au milieu de c't'amoncellement de g'noux creux, mais je m'disais: «Allons, t'es d'passage, Firmin.» Y a qu'une fois j'ai failli m'fout' en rogne, c'est quand un a dit: «Plus tard, quand on r'viendra, si on r'vient». Ça non! Il n'avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, i' faut les mériter: c'est comme une décoration. J'veux bien qu'on filoche, mais pas qu'on joue à l'homme exposé quand on a foutu l'camp, avant d'partir. Et tu les entendais aussi raconter des batailles, car i's sont au courant mieux qu'toi des grands machins et d'la façon dont s'goupille la guerre, et après, quand tu r'viendras, si tu r'viens, c'est toi qu'auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta p'tite vérité.
» Ah! ce soir-là, mon vieux, ces têtes dans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la paix! On aurait dit un ballet d'théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait… Y en a encore des cent mille», conclut enfin Volpatte, ébloui.
Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sécurité des autres s'amusaient de la colère qui l'étouffait, l'acculait dans son coin et le submergeait sous des spectres embusqués.
– Heureusement qu'i' nous parle pas des ouvriers d'usine qu'ont fait leur apprentissage à la guerre et d'tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défense nationale mis sur pattes en cinq sec! murmura Tirette. I' nous jamberait avec ça jusqu'à la Saint-Saucisson.