– Tu dis qu'y en a des cent mille, peau d'mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t'entends bien? Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés: «Il n'y a pas d'embusqués.»
– Millerand, grogna Volpatte, mon vieux, je l'connais pas, c't'homme-là, mais, s'il a dit ça, c'est vraiment un salaud!
– Mon vieux, les autres, i's font c'qui veul't dans leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment en ligne, y a des filons, des inégalités.
– On est toujours, dit Bertrand, l'embusqué de quelqu'un.
– Ça c'est vrai: n'importe comment tu t'appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.
– Tous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou même ceux qui n'y vont que de temps en temps, c'est, si tu veux, des embusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait des brisques qu'aux vrais combattants.
– Y en a deux cent cinquante par régiment de deux bataillons, dit Cocon.
– Y a les ordonnances, et à un moment, y avait même les tampons des adjudants.
– Les cuistots et les sous-cuistots.
– Les sergents-majors et le plus souvent les fourriers.
– Les caporaux d'ordinaire et les corvées d'ordinaire.
– Qué'ques piliers de bureau et la garde du drapeau.
– Les vaguemestres.
– Les conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.
– Les cyclistes.
– Pas tous.
– Presque tout le service de santé.
– Pas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement i's font un foutu métier, mais qu'i's s'logent avec les compagnies et en cas d'assaut, chargent avec leur brancard; mais les infirmiers.
– C'est presque tous curés, surtout à l'arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j'en ai pas vu lourd, et toi?
– Moi non plus. Dans les journaux, mais pas ici.
– Y en a eu, i' paraît.
– Ah!
– C'est égal! L'fantassin i' prend qu'èque chose dans guerre-là.
– Y en a d'autres aussi qui sont exposés. Y en a pas qu'pour nous!
– Si, dit âprement Tulacque, y en a presque que pour nous!
Il ajouta:
– Tu m'diras – j'sais bien c'que tu vas m'dire – que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris à Verdun. C'est vrai, mais i's ont tout d'même le filon à côté d'nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l'ont été une fois (et même on a en plus les balles et les grenades qu'i's n'ont pas). Les artilleurs lourds, i's ont élevé des lapins près d'leurs guitounes, et i's ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, on est vraiment au danger; ceux qui y sont en partie, ou une fois, n'y sont pas. Alors, comme ça, tout le monde y serait: la bonne d'enfants qui navigue dans les rues d'Paris l'est aussi, pisqu'y a les taubes et les zeppelins, comme disait c't'andouille que parlait l'copain tout à l'heure.
– À la première expédition des Dardanelles, y a bien un pharmacien blessé par un éclat. Tu m'crois pas? C'est vrai pourtant, un officier à bordure verte, blessé!
– C'est l'hasard, comme j'l'écrivais à Mangouste, conducteur d'un cheval haut-le-pied à la section, et qui a été blessé, mais lui c'était par un camion.
– Mais oui, c'est tel que ça. Après tout, une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou à Bordeaux.
– Oui, oui. Alors c'est trop facile de dire: «Faisons pas d'différence entre les dangers!» Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns d'eux autres qui ont été tués par un malheureux hasard: de nous, y en a qué'qu's-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. C'est pas pareil, ça, vu qu'quand on est mort c'est pour longtemps.
– Voui, dit Tirette, mais vous d'venez empoisonnants avec vos histoires d'embusqués. Du moment qu'on n'y peut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à un ancien garde champêtre de Cherey, où on était l'mois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoter un civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurs comme un dogue. V'là-t-i' pas qu'i' s'arrête devant une forte commère qu'avait d'la moustache, et ne r'garde plus que c'te moustache et il l'engueule: «Tu n'pourrais pas être sur le front, toi?»
– Moi, dit Pépin, j'm'en fais pas pour les embusqués ou les demi-embusqués, pisque c'est perdre le temps qu'on a, mais où j'les ai à la caille, c'est quand i' crânent. J'suis d'l'avis d'Volpatte: qu'i's filonnent, bon, c'est humain, mais qu'après, i' viennent pas dire: «J'ai été un guerrier.» Tiens, les engagés, par exemple…
– Ça dépend des engagés. Ceux qui se sont engagés sans conditions, dans l'infanterie, moi, j' m'incline devant ces hommes-là, autant que d'vant ceux qui sont tués; mais les engagés dans les services ou les armes spéciales, même l'artillerie lourde, i' commencent à m'taper sur l'os. On les connaît, ceux-là! I's diront, en f'sant l'gracieux dans leur monde: «J'm'ai engagé pour la guerre. – Ah! comme c'est beau, c'que vous avez fait; vous avez, de votre propre volonté, affronté la mitraille! – Mais oui, madame la marquise, j'suis comme ça.» Eh, va donc, fumiste!
– J'connais un monsieur qui s'est engagé dans les parcs d'aviation. Il avait un bel uniforme: il aurait mieux fait de s'engager à l'Opéra-Comique.
– Oui, mais c'est toujours la même histoire. I' n'aurait pas pu dire après dans les salons: «Tenez, me v'la: regardez ma gueule d'engagé volontaire!»
– Qu'est-ce que j'dis «il aurait aussi bien fait!» Il aurait beaucoup mieux fait, oui. Au moins il aurait carrément fait rigoler les autres, au lieu d'les faire rire jaune.
– Tout ça, c'est d'la bath potiche peinte à neuf et bien décorée, de toutes sortes de décorations, mais qui ne va pas au feu.
– Si n'y avait qu'des gars comme ça, les Boches s'raient à Bayonne.
– Quand y a la guerre, on doit risquer sa peau, pas, caporal?
– Oui, dit Bertrand. Il y a des moments où le devoir et le danger c'est exactement la même chose. Quand le pays, quand la justice et la liberté sont en danger, ce n'est pas en se mettant à l'abri qu'on le défend. La guerre signifie au contraire danger de mort et sacrifice de la vie pour tout le monde, pour tout le monde: personne n'est sacré. Il faut donc y aller tout droit, jusqu'au bout, et non pas faire semblant de le faire, avec un uniforme de fantaisie. Les services de l'arrière, qui sont nécessaires, doivent être assurés automatiquement par les vrais faibles et les vrais vieux.
– Vois-tu, y a eu trop d'gens riches et à relations qui ont crié: «Sauvons la France! – et commençons par nous sauver!» À la déclaration de la guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilà c'qu'y a eu. Les plus forts ont réussi. J'ai remarqué, moi, dans mon p'tit coin, qu'c'étaient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patriotisme… – En tout cas – comme ils disaient tout à l'heure, eux autres – si on s'carre à l'abri, la dernière vacherie qu'on puisse faire c'est d'faire croire qu'on a risqué. Pa'c que ceux qui risquent vraiment, j'te l'redis, méritent le même hommage que les morts.