Puis les curieux s'éparpillèrent, le nez rouge et la face trempée, dans l'averse qui cinglait et la bise qui pinçait, et, laissant retomber leurs mains qu'ils avaient levées au ciel d'étonnement, ils les enfonçaient dans leurs poches.
Au centre, demeura, strié de pluie, le sujet du rassemblement: Fouillade, le torse nu, qui se lavait à grande eau.
Maigre comme un insecte, agitant de longs bras minces, frénétique et tumultueux, il se savonnait et s'aspergeait la tête, le cou et la poitrine jusqu'au grillage proéminent de ses côtes. Sur sa joue creusée en entonnoir l'énergique opération avait étalé une floconneuse barbe de neige, et elle accumulait sur le sommet de son crâne une visqueuse toison que la pluie perforait de petits trous.
Le patient utilisait, en guise de baquet, trois gamelles qu'il avait remplies d'eau trouvée on ne savait où dans ce village où il n'y en avait pas, et, comme il n'existait nulle part, dans l'universel ruissellement céleste et terrestre, de place propre pour poser quoi que ce fût, il fourrait, après usage, sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaque fois qu'il s'en était servi, son savon dans sa poche.
Ceux qui étaient encore là admiraient cette gesticulation épique au sein des intempéries, et répétaient en hochant la tête:
– C'est une maladie de propreté qu'il a.
– Tu sais qu'i' va avoir une citation, qu'on dit, pour l'affaire du trou d'obus avec Volpatte.
– Ben, mon vieux cochon, les a pas volées, ses citations!
Et on mêlait, sans bien s'en rendre compte, les deux exploits, celui de la tranchée et celui-là, et on le regardait comme le héros du jour, tandis qu'il soufflait, reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s'essuyer sous la douche aérienne, par coups rapides et comme par surprise, puis, enfin, se rhabillait.
Une fois lavé, il a froid.
Il tourne sur place et se poste, debout, à l'entrée de la grange où l'on gîte. La bise glaciale tache et placarde la peau de sa longue face creuse et basanée, tire des larmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grillées jadis par le mistral; et son nez aussi pleure et pleuvote.
Vaincu par la morsure continue du vent qui l'attrape aux oreilles, malgré son cache-nez noué autour de sa tête, et aux mollets malgré les bandes jaunes dont ses jambes de coq sont écaillées, il rentre dans la grange, mais il en ressort aussitôt, en roulant des yeux féroces et en murmurant: «Pute de moine!» et: «Voleur!» avec l'accent qui éclôt aux gosiers à mille kilomètres d'ici, dans le coin de terre d'où la guerre l'exila.
Et il reste debout, dehors, dépaysé plus qu'il ne le fut jamais dans ce décor septentrional. Et le vent vient, se glisse en lui, et revient, avec de brusques mouvements, secouer et malmener ses formes décharnées et légères d'épouvantail.
C'est qu'elle est quasi inhabitable – coquine de Dious! – la grange qu'on nous a assignée pour vivre pendant cette période de repos. Cet asile s'enfonce, ténébreux, suintant et étroit comme un puits. Toute une moitié en est inondée – on y voit surnager des rats – et les hommes sont massés dans l'autre moitié. Les murs, faits de lattes agglutinées par de la boue séchée, sont cassés, fendus, percés, sur tout le pourtour, et largement troués dans le haut. On a bouché tant bien que mal, la nuit où l'on est arrivé – jusqu'au matin – les lézardes qui sont à portée de la main, en y fourrant des branches feuillues et des claies. Mais les ouvertures du haut et du toit sont toujours béantes. Alors qu'un faible jour impuissant y demeure suspendu, le vent, au contraire, s'y engouffre, s'y aspire de tous côtés, de toute sa force, et l'escouade subit la poussée d'un éternel courant d'air.
Et quand on est là, on demeure planté debout, dans cette pénombre bouleversée, à tâtonner, à grelotter et à geindre.
Fouillade, qui est rentré encore une fois, aiguillonné par le froid, regrette de s'être lavé. Il a mal aux reins et dans le côté. Il voudrait faire quelque chose, mais quoi?
S'asseoir? Impossible. C'est trop sale, là-dedans: la terre et les pavés sont enduits de boue, et la paille disposée pour le couchage est tout humide à cause de l'eau qui s'y infiltre et des pieds qui s'y décrottent. De plus, si l'on s'assoit, on gèle, et si on s'étend sur la paille, on est incommodé par l'odeur du fumier et égorgé par les émanations ammoniacales… Fouillade se contente de regarder sa place en bâillant à décrocher sa longue mâchoire qu'allonge une barbiche où l'on verrait des poils blancs si le jour était vraiment le jour.
– Les autres copains et poteaux, dit Marthereau, faut pas croire qu'i' soyent mieux ni plus bien que nous. Après la soupe, j'ai été voir un gibier à la onzième, dans la ferme, près de l'infirmerie. Il faut enjamber de l'autre côté d'un mur par une échelle trop courte – tu parles d'un coup de ciseaux, remarque Marthereau qui est court sur pattes – et une fois qu't'es dans c'poulailler et c'clapier, t'es bousculé et pigné par tout un chacun et tu gênes tout un chacun. Tu sais pas où mett' tes pommes. J'suis filé de là en ripant.
– J'ai voulu, moi, dit Cocon, quand on a été quittes de becqueter, entrer chez l'forgeron pomper quelque chose de chaud, en l'achetant. Hier, i' vendait du jus, mais des cognes sont passés là ce matin: le bonhomme a la tremblote et il a fermé sa porte à clef.
Fouillade les a vus rentrer la tête basse et venir s'échouer au pied de leur litière.
Lamuse a essayé de nettoyer son fusil. Mais on ne peut pas nettoyer son fusil ici, même en s'installant par terre, près de la porte, même en soulevant la toile de tente mouillée, dure et glacée, qui pend devant comme une stalactite: il fait trop sombre.
– Et pis, ma vieille, si tu laisses tomber une vis, tu peux t'mettre la corde pour la retrouver, surtout qu'on est bête de ses pattes quand on a froid.
– Moi, j'aurais des choses à coudre, mais, salut!
Reste une alternative: s'étendre sur la paille, en s'enveloppant la tête dans un mouchoir ou une serviette pour s'isoler de la puanteur agressive qu'exhale la fermentation de la paille, et dormir. Fouillade qui n'est, aujourd'hui, ni de corvée, ni de garde, et est maître de tout son temps, s'y décide. Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dévide le boyau d'un cache-nez, et on voit ses formes étiques, découpées en noir, qui se plient et se déplient.
– Aux patates, là-dedans, mes petits agneaux! brame à la porte, dans une forme encapuchonnée, une voix sonore.
C'est le sergent Henriot. Il est bonhomme et malin, et tout en plaisantant avec une grossièreté sympathique, il surveille l'évacuation du cantonnement à cette fin que personne ne tire au flanc. Dehors, dans la pluie infinie, sur la route coulante, s'égrène la deuxième section, racolée, elle aussi, et poussée au travail par l'adjudant. Les deux sections se mêlent. On grimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise où fume la cuisine roulante.
– Allons, mes enfants, jetons-en un coup, c'est pas long quand tout le monde s'y met… Allons, qu'est-ce t'as à rouspéter, encore, toi? Ça sert à rien.
Vingt minutes après, on rentre au trot. Dans la grange, on ne touche plus en tâtonnant que des choses et des formes trempées, humides et frigides, et une âcre senteur de bête mouillée s'ajoute aux exhalaisons du purin que renferment nos lits.
On se rassemble, debout, autour des madriers qui soutiennent la grange, et autour des filets d'eau qui tombent verticalement des trous du toit – vagues colonnes au vague piédestal d'éclaboussements.