Выбрать главу

– Les voilà! crie-t-on.

Deux masses, successivement, bouchent la porte, saturées d'eau et qui s'égouttent: Lamuse et Barque sont allés à la recherche d'un brasero. Ils reviennent de cette expédition, complètement bredouilles, hargneux et farouches: «Pas l'ombre d'un fourneau. D'ailleurs ni bois ni charbon, même en se ruinant pour.»

Impossible d'avoir du feu.

– La commande, elle est loupée, et là où j'ai pas réussi, personne réussira, dit Barque avec un orgueil que cent exploits justifient.

On reste immobiles, on se déplace lentement, dans le peu d'espace qu'on a, assombris par tant de misère.

– À qui c'journal?

– Ch'est à mi, dit Bécuwe.

– Qu'est-c'qui chante? Ah, zut, on peut pas lire dans c'te nuit!

– I's disent comme cha, qu'à ch't'heure, on a fait tout ch'qu'i' fallait pour l'soldats, et les récaufir dans s'tranchées. I's ont toudi ch'qu'i leur faut, et d'lainages, et d'kemises, d'fourneaux, d'brasos et d'carbon à pleins tubins. Et qu'ch'est comme cha dans l'tranchées d'première ligne.

– Ah! tonnerre de Dieu! ronchonnent quelques-uns des pauvres prisonniers de la grange, et ils montrent le poing au vide du dehors et au papier du journal.

Mais Fouillade se désintéresse de ce qu'on dit. Il a plié dans l'ombre sa grande carcasse de don Quichotte bleuâtre et tendu son cou sec tressé de cordes à violon. Quelque chose est là, par terre, qui l'attire.

C'est Labri, le chien de l'autre escouade.

Labri, vague berger mâtiné à queue coupée, est couché en rond sur une toute petite litière de poussière de paille.

Il le regarde et Labri le regarde.

Bécuwe s'approche et, avec son accent chantant des environs de Lille:

– Il minge pas s'pâtée. Il va pas, ch'tiot kien. Eh! Labri, qu'ch'qu'to as? V'là tin pain, tin viande. R'vêt' cha. Cha est bon, deslo qu'est dans t'tubin… I' s'ennuie, i' souffre. Un d'ch'matin, on l'r'trouvera, ilo, crévé.

Labri n'est pas heureux. Le soldat à qui il est confié est dur pour lui et le malmène volontiers, et, par ailleurs, ne s'en préoccupe guère. L'animal est attaché toute la journée. Il a froid, il est mal, il est abandonné. Il ne vit pas sa vie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu'on s'agite autour de lui, il se lève en s'étirant et ébauche un frétillement de queue. Mais c'est une illusion, et il se recouche, en regardant exprès à côté de sa gamelle presque pleine.

Il s'ennuie, il se dégoûte de l'existence. Même s'il évite la balle ou l'éclat auquel il est tout aussi exposé que nous, il finira par mourir ici.

Fouillade étend sa maigre main sur la tête du chien; celui-ci le dévisage à nouveau. Leurs deux regards sont pareils, avec cette différence que l'un vient d'en haut et l'autre d'en bas.

Fouillade s'est assis tout de même – tant pis! – dans un coin, les mains protégées par les plis de sa capote, ses longues jambes refermées comme un lit pliant.

Il songe, les yeux clos sous ses paupières bleutées. Il revoit. C'est un de ces moments où le pays dont on est séparé prend, dans le lointain, des douceurs de créature. L'Hérault parfumé et coloré, les rues de Cette. Il voit si bien, de si près, qu'il entend le bruit des péniches du canal du Midi et des déchargements des docks, et que ces bruits familiers l'appellent distinctement.

En haut du chemin qui sent le thym et l'immortelle si fort que cette odeur vient dans la bouche et est presque un goût, au milieu du soleil, dans une bonne brise toute parfumée et chauffée, qui n'est que le coup d'aile des rayons, sur le mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette des siens. De là, on voit en même temps, se rejoignant, l'étang de Thau, qui est vert bouteille, et la mer Méditerranée, qui est bleu ciel, et on aperçoit aussi quelquefois, au fond du ciel indigo, le fantôme découpé des Pyrénées.

C'est là qu'il est né, qu'il a grandi, heureux, libre. Il jouait, sur la terre dorée et rousse, et même il jouait au soldat. L'ardeur de manier un sabre de bois animait ses joues rondes qui sont maintenant ravinées et comme cicatrisées… Il ouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tête, et s'adonne au regret du temps où il avait un sentiment pur, exalté, ensoleillé de la guerre et de la gloire.

L'homme met sa main devant ses yeux, pour retenir la vision intérieure.

Maintenant, c'est autre chose.

C'est là-haut au même endroit, que, plus tard, il a connu Clémence. La première fois, elle passait, luxueuse de soleil. Elle portait dans ses bras une javelle de paille et elle lui est apparue si blonde qu'à côté de sa tête la paille avait l'air châtain. La seconde fois, elle était accompagnée d'une amie. Elles s'étaient arrêtées toutes les deux pour l'observer. Il les entendit chuchoter et se tourna vers elles. Se voyant découvertes, les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.

Et c'est là aussi qu'ils ont, tous les deux, ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu'il soigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. À l'entrée du jardin se tient le rosier qu'il connaît bien et qui ne se sert de ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand il passe.

Retournera-t-il près de tout cela? Ah! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voir l'avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régiment décimé à chaque relève, aux grands coups durs qu'il y a eu et qu'il y aura, et aussi à la maladie, et aussi à l'usure…

Il se lève, s'ébroue, pour se débarrasser de ce qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l'ombre glacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars et décontenancés qui, à l'aveugle, attendent le soir; il retombe dans le présent, et continue à frissonner.

Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix on parle mangeaille.

– Chez moi, dit quelqu'un, on fait des pains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture, tu parles!

Et l'homme se donne la joie d'écarquiller les yeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.

– Chez nous, intervient le pauvre Méridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais au commencement, est rassis à la fin!

– Y a un p'tit vin… I' n'a l'air de rien, ce p'tit vin d'chez nous, eh bien, mon vieux, s'i n'a pas quinze degrés, il n'en a pa' un!

Fouillade parle alors d'un rouge presque violet, qui supporte bien le coupage, comme s'il avait été mis au monde pour ça.

– Nous, dit un Béarnais, y a l'jurançon; mais l'vrai, pas c'qu'on t'vend pour jurançon et qui vient d'Paris. Moi, j'connais un des propriétaires justement.

– Si tu vas par là, dit Fouillade, j'ai chez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des échantillons d'étoffes de soie. Tu viendrais chez moi un mois d'temps que j't'en f'rais goûter chaque jour du pas pareil, mon pitchoun.

– Tu parles d'une noce! dit le soldat reconnaissant.

Et il arrive que Fouillade s'émotionne à ces souvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur d'ail de sa table lointaine. Les émanations du gros bleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à la tête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans la grange.

Il se remémore brusquement qu'établi dans le village où l'on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers. Magnac lui a dit: «Viens donc me voir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle! J'en ai quelques bouteilles que tu m'en diras des nouvelles.»